Dans le Massachusetts, une école s’est félicitée d’avoir retiré L’Odyssée d’Homère du programme scolaire, suscitant une tribune indignée du Wall Street Journal et déclenchant une violente polémique. L’analyse de Jean-Paul Brighelli, le « prof » de Causeur.
« Rape, murder!
It’s just a shot away »
(« Gimme Shelter », Jagger / Richards — la plus belle version est celle chantée en duo avec Lisa Fisher)
Les cinglées remettent ça. La « cancel culture » se félicite de la suppression de l’Odyssée dans les programmes scolaires. Pensez, un texte du VIIIe siècle av.JC dans lequel, paraît-il, Ulysse viole Nausicaa…
Jugez plutôt :
« Ulysse émergea des broussailles,
dans l’épaisse verdure, il tailla de sa grosse main
une branche feuillue pour cacher sa virilité. (…)
Ainsi Ulysse allait aborder, quoique nu,
Les jeunes filles aux beaux cheveux ; le besoin l’y forçait.
Effroyable, il parut, défiguré par la saumure,
Et toutes s’égaillèrent vers l’extrême pointe des grèves.
Seule resta l’enfant d’Alcinoos ; car Athéna
Lui donnait du courage et chassait la peur de ses membres… »
S’il est nu, c’est qu’il a reçu l’ordre d’Ino, la déesse blanche, de se dévêtir complètement, sur le radeau qui depuis dix-huit jours le brinquebale sur les flots, afin de surfer, au milieu de la tempête déclenchée par Poséidon, sur le voile magique qu’elle lui tend, et qu’il lui faudra jeter dans la mer vineuse dès qu’il aura touché terre. Sur ce, le « héros d’endurance », comme dit Homère, plutôt que d’aborder de front la jeune Nausicaa, venue là laver le linge sali par ses premières règles (« Tu n’as plus longtemps à rester jeune fille », lui a dit la déesse), lui adresse « des paroles mielleuses » afin d’obtenir d’elle un habit.
C’est ça, la scène de viol que les vierges (et qui le resteront) effarouchées des mouvements féministes contemporains ont repérée dans l’Odyssée. Culture du viol ! Mœurs antiques ! Et l’auteur est un Dead White Male — lui-même violeur en puissance sans doute, tout aveugle qu’il fût, à ce que dit la tradition…
Le mâle vient de plus loin. En 2015, cinq élèves de l’ENS-Lyon, laissées pour compte de toute intelligence, adressèrent une lettre ouverte aux membres du jury de l’Agrégation de Lettres, coupables d’avoir inscrit au programme un poème peu étudié d’André Chénier, l’Oaristys — imité de la 27ème idylle de Théocrite, c’était bien dans le goût du néo-classicisme fin de siècle. Lettre immédiatement signée par tout ce que la France compte de demeurés des divers sexes.
Que disent Chénier et le poète grec qu’il imite ?
« NAÏS. Tu déchires mon voile !… Où me cacher ! Hélas !
Me voilà nue ! où fuir !
DAPHNIS. À ton amant unie,
De plus riches habits couvriront tes appas.
NAÏS. Tu promets maintenant… Tu préviens mon envie ;
Bientôt à mes regrets tu m’abandonneras.
DAPHNIS. Oh non ! jamais… Pourquoi, grands dieux ! ne puis-je pas
Te donner et mon sang, et mon âme, et ma vie.
NAÏS. Ah… Daphnis ! je me meurs… Apaise ton courroux, Diane.
DAPHNIS. Que crains-tu ? L’amour sera pour nous.
NAÏS. Ah ! méchant, qu’as-tu fait ?
DAPHNIS. J’ai signé ma promesse.
NAÏS. J’entrai fille en ce bois, et chère à ma déesse.
DAPHNIS. Tu vas en sortir femme, et chère à ton époux. »
Et de mettre en cause, dans la foulée, le cher vieux Ronsard, autre violeur célèbre — c’est vrai, c’est écrit sur les murs de la Sorbonne — se propose de violer Cassandre (ou Marie, ou Hélène, tout ça c’est de la chair fraîche pour le grand sourdingue de la poésie) :
« Je voudroi bien richement jaunissant
En pluïe d’or goute à goute descendre
Dans le beau sein de ma belle Cassandre,
Lors qu’en ses yeus le somme va glissant. »
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Cette « pluie d’or », qui n’est qu’une allusion transparente au mythe de Danaé, Maupassant en a donné une version moderne et plus limpide encore :
« Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force, plus tard, à me répondre : « Moi aussi, je vous aime. » (Bel-Ami, II, 4)
Isabelle Barbéris, qui a dans son petit doigt plus d’intelligence que toutes ces pétroleuses ensemble, n’avait pas manqué de se moquer de leurs revendications hystériques. Peine perdue, les chiennes de mégarde en rajoutèrent une couche… Un certain François-Ronan Dubois (et pas celui dont on fait les pipes, un illuminé qui voit de la violence sexuelle dans la Princesse de Clèves, et pourquoi pas dans l’Imitation de Jésus-Christ ?) sauta sur l’occasion de se faire un nom dans le microcosme et rejoignit le chœur des pleureuses…
Il y a quatre ans, analysant en classe les Liaisons dangereuses, j’appris, à ma grande stupéfaction de Living White Male, que Valmont violait Cécile de Volanges — laquelle raconte ainsi la scène :
« Ce que je me reproche le plus, et dont il faut pourtant que je vous parle, c’est que j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n’aime pas M. de Valmont, bien au contraire ; et il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. Vous jugez bien que ça ne m’empêchait pas de lui dire toujours que non ; mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais ; et ça, c’était comme malgré moi ; et puis aussi, j’étais bien troublée ! S’il est toujours aussi difficile que ça de se défendre, il faut y être bien accoutumée ! Il est vrai que ce M. de Valmont a des façons de dire, qu’on ne sait pas comment faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous que quand il s’en est allé, j’en étais comme fâchée, et que j’ai eu la faiblesse de consentir qu’il revînt ce soir : ça me désole encore plus que tout le reste. »
Syndrome de Stockholm, diront nos péronnelles.
Lesquelles, comme j’avais eu le front, en février dernier, de trouver que J’accuse est un très bon film qui aux derniers César écrasait — et de loin — le reste de la production française, s’en allèrent couvrir le lycée de graffitis d’une dialectique particulièrement fine :
Qu’auraient-elles beuglé, ces sous-produits de copulations honteuses, si je leur avais fait étudier la Terre, où Zola se déchaîne et où une femme aide son mari à violer sa sœur :
« Et, tout d’un coup, elle comprit qu’il ne voulait pas la battre. Non ! il voulait autre chose, la chose qu’elle lui avait refusée si longtemps. Alors, elle trembla davantage, quand elle sentit sa force l’abandonner, elle vaillante, qui tapait dur autrefois, en jurant que jamais il n’y arriverait. Pourtant, elle n’était plus une gamine, elle avait eu vingt-trois ans à la Saint-Martin, une vraie femme à cette heure, la bouche rouge encore et les yeux larges, pareils à des écus. C’était en elle une sensation si tiède et si molle, que ses membres lui semblaient s’en engourdir.
« Buteau, la forçant toujours à reculer, parla enfin, d’une voix basse et ardente :
— Tu sais bien que ce n’est pas fini entre nous, que je te veux, que je t’aurai !
« Il avait réussi à l’acculer contre la meule, il la saisit aux épaules, la renversa. « Mais, à ce moment, elle se débattit, éperdue, dans l’habitude de sa longue résistance. Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied.
« — Puisque t’es grosse à présent, foutue bête ! qu’est-ce que tu risques ?… Je n’en ajouterai pas un autre, va, pour sûr !
« Elle éclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se défendant plus, les bras tordus, les jambes agitées de secousses nerveuses ; et il ne pouvait la prendre, il était jeté de côté, à chaque nouvelle tentative. Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme.
« — Nom de Dieu de feignante ! quand tu nous regarderas !… Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse !
« Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses yeux les lointains de l’horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu’un pli de sa face remuât. À l’appel de son homme, elle n’eut pas une hésitation, s’avança, empoigna la jambe gauche de sa sœur, l’écarta, s’assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s’abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l’eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu’elle le serra de ses deux bras à l’étouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s’en effrayèrent. »
Ah, ces corbeaux ! Sans doute, histoire d’étayer leur inculture, leur aurais-je conseillé la surenchère de naturalisme à laquelle se livre Faulkner dans Sanctuaire — « the most horrifying tale I could imagine », selon ses propres termes — quand Popeye, parce qu’il a l’aiguillette nouée, viole Temple avec un épi de maïs…
Si elles avaient eu quelque appétence pour l’histoire de l’art, je leur aurais conseillé le Viol des filles de Leucippe, de Rubens. Ou le sublime Intérieur de Degas. Ou, pour faire moi aussi dans l’intersectionnalité, ce tableau exceptionnel de Christiaen van Couwenbergh, le Viol de la négresse, qui date de 1632 et reste planqué dans les réserves du musée des Beaux-Arts de Strasbourg, dont le conservateur a d’étranges pudeurs.
La « cancel culture » a certainement de beaux jours devant elle. Non seulement on ne peut plus rien éditer susceptible de heurter la sensibilité des groupes et sous-groupes qui fleurissent chaque jour (alors que la fonction première de la littérature est justement d’ébranler les sensibilités), mais on ne peut plus rien lire sans le filtre imposé par ces mêmes terroristes de la culture.
Il fut un temps où c’était l’extrême-droite qui affirmait : « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver ». Désormais, c’est la Gauche bien-pensante qui veut faire des autodafés de livres.
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C’est dire combien la Gauche a tourné pour se trouver aujourd’hui sur des positions fascistes. Cela explique sans doute pourquoi ce qu’il reste de vrais intellectuels sont aujourd’hui considérés comme de droite : ils étaient tous de gauche, de Debray à Finkielkraut en passant par Elisabeth Badinter, mais la gauche a si bien contourné le monde réel qu’ils se retrouvent de l’autre côté — puisqu’eux-mêmes n’ont pas bougé.
Certes, on ne plaisante pas avec le viol — même si un très grand nombre de plaintes pour viol n’aboutissent pas, faute d’éléments positifs (d’où la revendication insensée d’intervertir dans ce domaine l’ordre de la preuve, et d’imposer à l’accusé de prouver son innocence — « une femme ne ment pas », m’affirma une élève encore plus bête ou hypocrite que les autres). Mais il en est de la littérature comme de la pipe de Magritte : le récit d’un viol n’est pas un viol. Laclos a écrit le texte le plus féministe de toute la littérature française (eh oui, les hommes sont souvent plus féministes que les femmes, qui sont aliénées des pieds à la tête), Zola a eu les engagements que nous savons, Faulkner a eu le Nobel de littérature pour un épi de maïs. Le récit (ou la représentation d’un viol — voir tous les tableaux sur le thème du Viol de Lucrèce) sont des œuvres d’art, pas des anneaux d’ancrage des hystéries contemporaines. Et comme chantaient les Stones dans la même chanson : « I tell you love, sister, It’s just a kiss away ».
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