Le divorce entre les principes et la réalité, dont naissent les scandales, n’a cessé de marquer l’histoire de la République. Les désabusés de la politique ont donc beau jeu de moquer l’angélisme de ceux qui veulent encore croire que sa pratique suppose dévouement et sacrifice. Cette exigence relèverait d’un autre âge, à supposer qu’elle ait jamais existé.
Allons jusqu’au bout de la question. Pourquoi l’homme politique devrait-il être plus vertueux que les autres ? Pourquoi, à l’heure de la « proximité » et de l’« égalité » dans tous les domaines de l’existence, ne serait-il pas aussi « normal » que le Président, qui prend le train comme tout le monde, ou le Premier ministre, qui passe ses vacances en camping-car, marques distinctives d’une proximité populaire –, un alter ego répondant comme il peut, grâce à ses « boîtes à outils », aux demandes d’un pays morcelé, dans un monde changeant et chaotique ? Et si nous voulons qu’ils soient « comme nous », ne faut-il pas, alors, leur pardonner d’être soumis aux mêmes faiblesses, aux mêmes tentations que nous ? Sauf qu’entre le fraudeur du coin de la rue et le ministre, les sommes en jeu ne sont pas tout à fait les mêmes. Cet écart suscite d’autant plus l’indignation que l’esprit du temps est à « faire payer les riches ».
Les réactions suscitées par l’« affaire Cahuzac » montrent que les exigences de moralité et d’exemplarité envers les hommes politiques sont toujours bien présentes. Elles seraient même un marqueur de la démocratie. Par le type de vertu qu’elles prônent et qui peut apparaître hors du commun, elles n’en comportent pas moins une dimension aristocratique – au sens grec, premier du terme, qui signifie « pouvoir des meilleurs ». De ce fait, elles entrent en contradiction avec la passion de l’égalité qui s’exerce désormais dans tous les domaines.[access capability= »lire_inedits »]L’exemplarité instaure entre gouvernants et gouvernés une dissymétrie qui est en fait constitutive du politique. La démocratie ne saurait renoncer à cet « idéal régulateur », sauf à verser dans la démagogie et le populisme.
Le discours incohérent tenu au plus haut sommet de l’État à propos de l’« affaire Cahuzac » entretient la plus grande confusion sur le sens de la responsabilité politique.
Quand François Hollande évoque un « outrage à la République[1. Intervention du 3 avril 2013.] », il parle en homme d’État. Quand, le lendemain même, il disculpe son gouvernement grâce à la thèse d’un « homme qui a failli[2. Conférence de presse à Rabat, le 4 avril 2013.] », il n’est plus qu’un homme ordinaire qui s’est fait avoir par un individu peu scrupuleux – dans des conditions assez étranges, au demeurant, si l’on s’en tient aux personnages successifs joués par l’intéressé. Comme on n’a pas manqué de le faire savoir, le mensonge de Cahuzac s’est déroulé dans un face-à-face, les yeux dans les yeux, avec François Hollande.
C’est un duel entre un menteur et un honnête homme, l’histoire d’une trahison. François Hollande et Jean-Marc Ayrault sont « consternés », on les comprend : ils ne « savaient pas », ils n’avaient « aucune raison de ne pas le croire ». Et comme toute victime d’aujourd’hui, ils clament leur innocence devant les Français – c’est-à-dire en direct à la télévision.
En somme, il s’agirait d’un mensonge d’État individuel, oxymore pour le moins illisible. C’est mal et ce n’est pas notre faute. « Alors, pour ce qui concerne le fonctionnement du gouvernement, il n’y a pas de décision à prendre.[3. Ibid.] » On en oublierait presque que l’homme en question a été nommé ministre par le chef de l’État sur proposition du Premier ministre et que, par cet acte institutionnel, on a de fait permis à un fraudeur d’avoir le statut d’un homme d’État. La suite est à l’avenant – une dénégation à peine déguisée : « Il n’y aura pas de remaniement parce que cela laisserait penser que le gouvernement aurait quelque chose à voir avec l’affaire en question.[4. Ibid.] »
On est loin de l’« éthique de responsabilité » qui oblige à répondre des conséquences de ses actes, y compris de celles qu’on n’a pas voulues, et qui, selon Max Weber, doit être celle du dirigeant démocratique.
En ce sens, l’opération de transparence médiatico-politique consistant à rendre publics les patrimoines des responsables politiques a des allures de défausse et de diversion.
Peu de gens ont remarqué, derrière le bruit du scandale, que cette affaire était l’une des manifestations de l’invasion de la politique non pas tant par la morale que par les sentiments. Cette façon de faire de la politique en exposant ses sentiments, comme un gage d’authenticité et de proximité avec les citoyens, ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas propre à la gauche. La campagne présidentielle de 2007 a baigné dans un pathos sentimental et victimaire où les deux principaux candidats ont fait valoir leurs goûts et leurs émotions comme partie intégrante de leur combat pour accéder à la fonction présidentielle[5. Cf. La France morcelée, Gallimard, 2008.].
En somme, on voudrait que nos dirigeants soient à la fois « comme nous » et meilleurs que nous. Or, quand ils sont comme nous, c’est pour le pire. Victimes, comme vous et moi. Ainsi entend-on dans la sphère publique le langage des cours de récréation ou des bistrots : « Je ne savais pas ! », « Ce n’est pas de ma faute », « Je ne l’ai pas fait exprès ! » Du haut en bas de la société, chacun cherche des boucs émissaires à ses malheurs, et souvent à ses propres manquements, l’impuissance publique et la généralisation de la suspicion et de la défiance dans les rapports sociaux se nourrissant mutuellement.
Dans ces conditions, et sans préjuger des autres décisions qui seront (ou non) prises, on mesure les possibles effets dévastateurs de la mise en ligne des patrimoines des 37 membres du gouvernement et de nombreux responsables politiques. La colère, les frustrations et le ressentiment y trouveront un nouvel exutoire ; la passion égalitariste et les sans-culottes postmodernes s’en donneront à coeur joie sur les « réseaux sociaux ». François Hollande et le gouvernement auront beau jeu de dire qu’ils n’ont « pas voulu ça » et de dénoncer le populisme qu’ils auront alimenté. De toute façon, qui les croit encore, mis à part leur cercle de partisans et de courtisans qui vivent dans « l’entre-soi » ? « Il n’existe tout compte fait, écrivait Max Weber, que deux sortes de péchés mortels en politique : ne défendre aucune cause et n’avoir pas le sentiment de responsabilité.[6. Max Weber, Le Savant et le Politique, 10/18, 1995, p.197.]» Certains, par habitude ou réflexe de défense identitaire, ont encore du mal à admettre qu’une partie de la gauche en soit arrivée là.[/access]
*Photo : Parti socialiste.
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