En m’infligeant hier soir « Dialogues citoyens » avec François Hollande, je me suis rappelé le vieux sketch des années 1960 d’un grand comique israélien jouant un professeur d’anglais. Ce dernier explique à ses élèves la différence entre un dialogue et un monologue. Un monologue, dit-il, c’est quand une personne se parle à elle-même tandis que dans le cas d’un dialogue… deux personnes se parlent à elles-mêmes !
Plus encore que le contenu des échanges – recadrage de Macron et Valls, candidature possible pour 2017 -, la forme de ce spectacle désolant en dit long sur notre culture médiatique et politique. Le dialogue direct avec les Français participe d’une lame de fond encouragée par la révolution numérique : la chute des intermédiaires. Plus besoin de passer par une agence de voyage pour acheter un billet d’avion quand on peut le faire directement par Internet, plus besoin de taxi professionnel quand un Smartphone permet la rencontre entre offre et demande de transport. Selon la même logique, à quoi servent les journalistes quand on peut interpeller directement nos dirigeants ? Autrement dit, Dialogues Citoyens est une sorte d’Uber du journalisme. Ce n’est pas nouveau : les années 2000 ont vu naître le discours sur le journalisme citoyen, les blogs qui allaient tout changer et les différents « leaks » de lanceurs d’alerte qui ont inauguré l’ubérisation de la dénonciation. Quand Edwy Plenel a lancé son journal en ligne, il l’a appelé « Mediapart », c’est-à-dire média participatif. Depuis, comme la démocratie directe, le journalisme citoyen a montré ses limites, l’idée qu’on pourrait se passer des professionnels de la politique et du journalisme s’étant révélé une chimère. Mais le mythe est tellement tenace que médias et politiques s’obstinent à écouter des « citoyens » aux interventions, souvent gênantes et maladroites, mises en scène avec paternalisme. Qui les a choisis et comment ? En quoi sont-ils représentatifs de quoi que ce soit, sinon de certains préjugés forgés et véhiculés par ces mêmes médias ?
Un autre risque guette ce genre de spectacle télévisé : l’effet cirque. Ces « citoyens » concluent un marché tacite avec la chaîne : on vous présente comme si vous participiez à The Voice ou Master Chef et vous avez 15 minutes pour essayer de changer votre vie. À vous de vous distinguer en faisant le buzz – si vous y arrivez, vous obtiendrez, en plus de votre quart d’heure de célébrité, un emploi, un logement, qui sait, peut-être une nouvelle vie. Ce qui est arrivé à Karine Charbonnier, chef d’entreprise du Nord ayant interpellé énergiquement François Hollande sur TF1 début novembre 2014. Quelques jours plus tard, elle était invitée à l’émission On refait le monde sur RTL, Libération lui consacrait un portrait puis Xavier Bertrand lui proposait d’intégrer sa liste aux régionales. Un peu plus d’un an après ce jackpot télévisuel, elle était élue conseillère régionale et vice-présidente chargée des relations avec les entreprises. Voilà la success story suggérée implicitement aux candidats, qui les poussent à faire le show.
Nous avons pu constater les effets pervers de ce système avec l’enseignante qui a essayé de faire, avec arrogance et mépris, la leçon à Alain Finkielkraut. Elle n’était pas là sur le plateau pour dialoguer mais pour avoir son moment de gloire : elle n’a même pas pris la peine de poser une question – d’ailleurs, pourquoi se serait-elle donner cette peine puisqu’elle se moquait éperdument de la réponse ? Hier soir, la parodie de la fameuse tirade « moi président » signée Marwen Belkaïd est complètement tombée à l’eau. Au passage, notons que pour incarner la jeunesse, France 2 a choisi un seul invité, issu de l’immigration maghrébine et des quartiers difficiles de Marseille. Les obsessionnels ne sont pas toujours là où on le croit…
En fin de compte, au-dessus de ce genre d’émissions, plane quelque chose très malsain. La hargne des « citoyens » envers les élites politiques, leur manque de respect, leur volonté acharnée de ne pas se faire avoir et de rater leur quart d’heure, leur besoin angoissé de couper la parole et de faire rendre gorge à leur interlocuteur, sont troublants. Et ledit politique – le président de la république hier, les invités de France Inter tous le matin à partir de 8h30 – est obligé de les respecter plus encore que des journalistes professionnels, quelle que soit la bêtise de leurs questions.
C’est sans doute le révélateur d’un autre courant de fond : la passion française pour l’égalitarisme aggravée par la « rebellitude » et le refus – très à la mode – de toute autorité. Loin de faire avancer l’égalité, cette passion triste devient, réseaux sociaux aidant, une forme d’individualisme nombriliste : l’envie de se payer quelqu’un d’important ou de connu !
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