Ceux qui vivent dans l’instantanéité de l’information en continu ont déjà oublié les fortes paroles prononcées en août 2013 par François Hollande – « La reprise est là » – et Pierre Moscovici – « 2014 sera la première année de forte croissance depuis longtemps ». De deux choses l’une : ou bien les deux intéressés voulaient remonter le moral des Français, de plus en plus atteint, ou bien ils croyaient à leurs prédictions. Leurs propos restent critiquables dans les deux cas. Dans le premier, ils exagèrent le rôle de l’optimisme dans l’essor économique, comme si la confiance suffisait pour que les entreprises investissent et embauchent, pour que les consommateurs achètent plus. Dans le second, ils illustrent l’aveuglement qui n’a cessé d’égarer les politiques, les journalistes et les économistes officiels ces six dernières années. Chose remarquable, l’OCDE a reconnu qu’elle s’était constamment trompée entre 2007 et 2013, ses économistes avouant qu’ils avaient « nettement surestimé l’évolution de la production durant toute la période ». Saluons cette sincérité tardive qui contraste avec l’autosatisfaction du FMI ou de la Commission européenne. Elle laisse cependant entière la question cruciale : d’où vient l’erreur ? Nos lecteurs connaissent notre réponse constante : déflation salariale sous l’effet de la globalisation, excès de dettes privées ou publiques impossibles à résorber, déséquilibre des parités monétaires dont la zone euro est la première victime avec la monnaie la plus surévaluée du monde.
Reste à braquer le projecteur sur la France de ce début 2014, toujours frappée d’asthénie, alors que le contexte mondial est moins médiocre qu’il y a un an. Les États- Unis ont renoué avec la croissance, en prenant de nouveaux risques, comme la baisse des salaires et un regain de dettes. La Chine a échappé au marasme à coup d’investissements massifs dans les infrastructures et les logements. Les grands pays émergents ont ralenti sans basculer vers la récession.[access capability= »lire_inedits »] L’Europe du Sud s’est stabilisée après avoir retrouvé une compétitivité apparente en déprimant sa consommation et son investissement : mais elle ne pèse plus sur l’activité de son grand voisin français comme entre 2010 et 2013. Or, la courbe de la croissance reste plate. Fin 2013, notre production restait inférieure de 1 % à son pic de l’hiver 2008, la production industrielle était en retrait de l’ordre de 15 %, l’emploi s’était réduit de 700 000 postes environ.
La disparition des locomotives L’organisme d’études privé Trendeo donne, dans un document récent, un tableau d’ensemble de l’économie d’où ressort un point central : hormis le secteur aéronautique et spatial et, à un moindre degré, l’agroalimentaire ou l’industrie du luxe, notre économie nationale n’a plus de locomotives. Les succès d’Airbus, d’ATR, d’Eurocopter, d’Arianespace, de Safran s’inscrivent en contrepoint d’une stagnation ou d’un affaissement de presque tous les secteurs : la sidérurgie ou l’automobile, les transports, les banques et même l’informatique ont cessé de contribuer à la croissance quand ils n’ont pas, au contraire, pesé sur l’activité dans son ensemble. Le secteur dit manufacturier, qui représente l’essentiel de la production industrielle, a plongé après une rémission en 2009. Il a, en quatre ans, perdu 150 000 emplois dont le tiers dans le seul domaine automobile. Quatre éléments permettent de comprendre la grisaille française. D’abord, la faiblesse de notre tissu d’entreprises moyennes. Elle est décisive tant pour la production que pour l’emploi et le montant des exportations. Là où l’Allemagne dispose de deux entreprises moyennes performantes, nous n’en avons qu’une. Mais comment se fait-il que cette faiblesse ancienne produise aujourd’hui des effets négatifs que l’on ne ressentait pas auparavant ? C’est que le modèle économique de l’après-guerre est révolu. Après la guerre, partout en Occident, même aux États-Unis, les grandes entreprises donnaient le tempo de la croissance en investissant, en embauchant et en passant commande auprès d’une armée de fournisseurs. Or, nous sommes passés par étapes à un système complexe, où l’action respective des groupes comme Airbus, General Electric ou Toyota se conjugue avec celle des start-up mais aussi de ces entreprises moyennes, situées entre 500 et 5000 salariés, qui ne restent plus cantonnées à leurs activités traditionnelles et innovent autant, sinon plus, que les grandes sociétés. Ensuite, le repli de la construction. La France, qui connaît un taux de fécondité record en Europe et continue d’accueillir un flux d’immigrés croissant tout en détruisant des emplois, construit de moins en moins. Les entreprises du secteur, parmi les plus performantes du monde, réduisent leurs activités. Les professionnels parlent sans détour de « crise immobilière ». Le constat est d’autant plus consternant que la France a échappé à la bulle immobilière qui a ravagé les États-Unis, l’Angleterre ou l’Es- pagne. Nous n’avons pas à écouler plus d’un million de logements invendus comme nos voisins espagnols. Mais nous nous heurtons au gel des terrains constructibles, à la frilosité des banques, à la tentation récurrente d’instaurer un encadrement administratif des loyers, alors qu’il faudrait infléchir la montée des prix du mètre carré pour les stabiliser. Vient ensuite le dégraissage dans les banques. Faut-il en rire ou en pleurer ? Juste à la veille de 2008, les responsables de communication des grandes banques proclamaient que le plus important gisement d’emplois de l’avenir était chez eux. « Oubliez l’industrie du passé, celle des cols bleus, nous sommes la vraie industrie de l’avenir, celle des cols blancs ! » Le slogan résonne désormais ironiquement : les plans sociaux bancaires se multiplient. Enfin, la stagnation du commerce. Ce secteur joue souvent le rôle d’un amortisseur, car l’emploi y est moins sensible à la conjoncture que d’autres. En 2013, cependant, il a pratiquement cessé de créer des emplois, pour la première fois depuis 2009. On craint désormais qu’il en détruise en 2014.
L’aveuglement des « hollandais » Les Français savent désormais que, en dix ans d’opposition, les « hollandais », ainsi qu’on les appelle dans le Landerneau politique, n’ont rien compris ni rien appris. Hollande, Moscovici, Sapin, Le Drian, Bricq nous infligent les schémas, les stéréotypes et les slogans habituels : « Relever les défis et saisir les opportunités de la mondialisation » ; « S’appuyer sur l’euro bouclier » ; « Innover, c’est la loi et les prophètes ». Ce galimatias ne fait pas une politique économique et financière. En réponse, il faudrait lever le préalable du coût du travail, soit par la baisse cynique des salaires dans le secteur privé, soit par un réajuste- ment de l’euro. Le premier choix, des plus risqués pour la consommation, semble hors de propos. Nous avons le patronat le plus pétochard du monde. Son cynisme, attesté par ses revendications incessantes adressées à un État exsangue, se conjugue avec sa couardise. Tandis que les patrons grecs, portugais et espagnols ont ramené les salaires des entreprises à des niveaux de combat, tandis que les patrons américains et anglais ont profité de la récession pour faire passer une nouvelle érosion des salaires, nous gardons effective- ment le coût du travail le plus élevé au monde, avec le belge et le suédois. Le deuxième choix est interdit par l’Allemagne, qui nous tient bien serrés dans la nasse de l’euro surévalué. La grande chancelière fait le pari que les dirigeants français d’aujourd’hui ou de demain, dévots de l’euro et zélotes de l’entente franco-allemande, n’ose- ront pas défier son autorité. Il suffi- rait pourtant de dire à la Berlinoise, « les yeux dans les yeux », que la France détient deux types d’armes nucléaires : sa force de dissuasion et sa capacité d’initier le démembrement de l’euro. « Toutes les options sont sur la table, Madame la chancelière. Il dépend de vous que l’euro soit ramené à un taux acceptable par les partenaires de l’Allemagne ou jeté dans les oubliettes de l’histoire économique. Où va votre préférence ? » Les « hollandais » ont fait un troisième choix : celui de réduire de façon indiscriminée le coût du travail, dans tous les secteurs, y compris ceux qui ne sont pas soumis à la concurrence internationale. Ils projettent de réaliser en trois ans 50 milliards d’euros d’économies pour gager une réduction des charges patronales. Partons alors du principe qu’ils parviendront à les réaliser et que les employeurs bénéficieront de l’avantage corrélatif. Rien ne serait réglé dans le fond. La baisse de charges envisagée ne représenterait guère plus de trois à quatre centimes sur la parité de l’euro. Elle octroierait un profit d’aubaine de plus de 35 milliards d’euros aux entre- prises qui se contentent de répondre à la demande locale. Et le risque est considérable de voir apparaître une brèche irrémédiable dans les comptes publics si l’on ne parvient pas à définir et appliquer les économies projetées.
C’est pourquoi il faut insister sur la charge indue, invisible, constituée par un euro trop fort, dénoncé par les dirigeants du secteur aérospatial qui est pourtant notre secteur d’avant-garde[1. Nous faisons référence au président du Groupement des industries françaises de l’aéronautique et de l’espace et au patron d’Arianespace.]. Nous ne prétendons pas cependant qu’il faudrait s’en tenir à une baisse de la monnaie. Les PME dynamiques se heurtent à la politique de crédit des banques, tout comme le secteur du logement. C’est là un obstacle dont on ne parle pas dans les grands médias. Or, nous avons la faculté de lever ce verrou. Même avec un euro maintenu, la Banque de France aurait encore le pouvoir de créer de la monnaie à ses guichets ! Qui le sait ? Elle dispose, comme toutes les banques nationales de la zone, des « ELF » – pour Emergency Loan Facilities – qui lui permettraient d’offrir quelques dizaines de milliards d’euros à taux très bas, confiés à des banques commerciales sélectionnées au préalable, afin d’irriguer le tissu d’entreprises moyennes et les acteurs de la construction. Mais pour cela, il faudrait que la vue ait été rendue aux aveugles.[/access]
*Image : Soleil.
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