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La politique contre la ville


La politique contre la ville
Clichy-sous-Bois, décembre 2004.
Clichy-sous-Bois, décembre 2004.

C’est un sujet sur lequel on entend rarement les polémistes s’écharper et qui donne plus souvent lieu à d’ennuyeuses querelles d’experts qu’à de belles joutes politiques. Pourtant, il y aurait de quoi. Dès lors qu’avoir un toit fait partie de nos premières nécessités, celles qu’il faut satisfaire pour pouvoir répondre à d’autres aspirations, la politique du logement nous concerne tous, et, de surcroît, elle affecte tous les aspects de notre existence, influençant l’organisation familiale (à commencer par le nombre des enfants), modelant le visage de nos villes et décidant de qui seront nos voisins de palier. Si on ajoute que le budget du Logement se monte à près de 40 milliards d’euros, moins que l’Éducation mais plus que la Défense, dont une moitié, par divers canaux, finance le logement social, on peut s’étonner que la question fasse, finalement, si peu de vagues, à l’exception des périodes de violences et des moments où sont votés les grands textes, quand on voit quelques maires protester contre les quotas de logements sociaux prescrits par la loi.

Un Symbole de la Gauche ?

La préférence pour le logement social est pourtant devenue, ces dernières années, un marqueur de l’appartenance à la gauche. Il est significatif que Benoît Hamon, au soir du premier tour de la primaire socialiste, ait évoqué, dans son discours,la figure de l’abbé Pierre, qui résume à elle seule la conviction la plus largement partagée dans son camp et même au-delà : tout le monde a droit à un logement décent ; pour ceux qui n’y parviennent pas avec le fruit de leur travail, c’est à l’État d’y pourvoir. Qui s’opposerait à de telles évidences ?

Au demeurant, la glorieuse politique du tout-HLM et l’émergence des quartiers à problèmes qui en a résulté sont à mettre à l’actif (ou au débit) de la seule gauche. C’est l’alliance du gaullisme modernisateur et du communisme municipal qui, dans les années 1950 à 1970, a présidé à la naissance de la première génération de barres et de tours. Et si on rappelle qu’il s’agissait de loger les immigrés que le patronat faisait venir dans des usines tournant à plein régime, on peut aussi bien évoquer la conjonction des bons sentiments de la gauche et des intérêts bien compris de la droite. En réalité, l’idéologie qui a couvert notre pays de cités-dortoirs est une synthèse typiquement française entre un colbertisme, alors partagé par la quasi-totalité des élites (et qui a produit d’immenses réalisations), et une sorte de messianisme égalitaire également à l’œuvre dans l’éducation. On peut pousser ce parallèle et avancer que les HLM ont été au logement ce que le collège unique a été à l’école : une réponse utopique aux défis de la massification. Les ambitions de départ – mettre le meilleur à la portée de tous – étaient incontestables. À l’arrivée, on a procédé au même nivellement par le bas – la mouise pour tous –, avec, en prime, le creusement des inégalités qu’on prétendait résorber. Et les mêmes Territoires perdus, liés au décrochage d’une partie[access capability= »lire_inedits »] des populations qu’on croyait aider à grands coups d’aides publiques – ou, dans le cas de l’école, de « moyens ».

Depuis 1945, la caractéristique du logement social français, c’est l’étendue de son ambition et de son emprise : le logement étant considéré comme un droit, donc une obligation de l’État vis-à-vis des résidents, les pouvoirs publics interviennent massivement sur le marché de l’immobilier résidentiel, par le versement de diverses aides aux ménages logés dans le parc privé, et plus encore par la production et l’exploitation d’un parc de logements dits sociaux dont le prix mais aussi l’emplacement, l’équipement et surtout le peuplement, répondent à des critères politico-bureaucratiques, pour ne pas dire idéologiques. Avec 4,7 millions de logements sociaux qui représentent 17 % des résidences principales (contre 26 % pour le marché locatif privé), la France arrive presque en tête des pays européens, juste après la Suède (18 %), ce qui confère à la puissance publique une capacité d’action considérable sur les équilibres démographiques. Et il faut noter qu’au vu des plafonds de ressources, près de deux tiers des Français pourraient prétendre à l’obtention d’une HLM. La pénurie, structurelle au regard de ces ambitions démesurées, fait qu’elle est presque par nature un outil de clientélisme. Puisque tout le monde ou presque y a droit, il faut bien choisir. Comment créer une allégeance plus solide – et sincère – qu’en logeant un honnête citoyen et sa famille à des prix défiant toute concurrence ?

L’âge d’or des urbanistes

Entre la fin de la guerre et le milieu des années 1950, une véritable révolution a lieu sur le territoire français. C’est qu’entre la reconstruction, le baby-boom qui s’annonce et l’immigration qui se développe à grande allure, les besoins en logements sont immenses. Le 1er février 1954, l’appel de l’abbé Pierre fournit une caution morale au volontarisme bâtisseur. De fait, il faut loger le maximum de monde au plus vite. En 1950, la France compte quatre millions d’immeubles vétustes et 40 % de logements médiocres ou surpeuplés. Très vite, les idées de Le Corbusier sur l’urbanisme, en vogue dans les cercles avant-gardistes des années 1930, s’imposent comme la réponse innovante au défi du logement. Les grands ensembles d’habitats collectifs sortent de terre, souvent à bonne distance des centres-villes. La banlieue que nous connaissons est née.

Elle grandit très vite : de 100 000 logements en 1953 on arrive à plus de 500 000 en 1970. Les branchés d’alors s’émerveillent devant les « unités d’habitation » qui se multiplient comme des petits pains comme ceux d’aujourd’hui devant les crustacés de Jeff Koons. Mais on aurait tort d’ironiser sur l’enthousiasme des classes populaires et moyennes. On comprend qu’ouvriers et employés soient séduits : pensons aux voisins de Robert, héros de Papa, Maman, la Bonne et Moi de Jean-Paul Le Chanois (sorti en salles en 1955), qui vivent au sixième étage, entassés dans des petites chambres de bonne sans douche ni sanitaires, voire sans eau courante. On imagine aisément leur joie de se retrouver dans des appartements modernes, clairs, spacieux et bien équipés, dans des ensembles neufs, entourés d’espace verts parsemés d’aires de jeu pour enfants. Quant aux habitations insalubres qu’ils abandonnent dans les villes, il faudra attendre les années 1980 pour qu’on entreprenne de les rénover.


papa maman la bonne et moi par EloiseReyes

C’est en quelque sorte l’âge d’or des HLM. Nombre de films et de romans gardent la trace de cette joyeuse époque, du bonheur de vivre ensemble, quand ce n’était pas un nom composé, entre jeunes familles peu fortunées mais riches d’espérance, qui entamaient dans des tours flambant neuves une ascension sociale collective dont le logement, la voiture et les vacances sont les principaux éléments. À cette époque, les cités où régnaient encore une véritable diversité culturelle auraient pu être le laboratoire d’une nouvelle assimilation au lieu de constituer le terreau du séparatisme identitaire.

Les illusions perdues

Aujourd’hui, on ne parle plus de « la banlieue » mais des « quartiers » – avec cette absence de précision si lourde de sens. Quoi qu’affirme la propagande qui célèbre à l’envi leur richesse et leur réussite (qui existent bien sûr, mais ne donnent pas vraiment le la de la vie quotidienne), les « quartiers » ne font rêver personne. Quant au sigle « HLM », qui était le nom d’une véritable avancée sociale, il évoque aujourd’hui toutes les maladies françaises : insécurité physique et culturelle, exclusion, laideur de l’environnement, trafics en tout genre, sans oublier 50 nuances de la délinquance, de l’incivilité au grand banditisme. Que ces nuisances soient le fait d’une minorité qui pourrit la vie de quartiers entiers renforce le sentiment de gâchis. Il est vrai aussi que l’intérêt médiatique pour les trains qui déraillent crée un effet de loupe qui finit par faire oublier qu’il y a des milliers de cités HLM où l’on vit paisiblement. Elles n’en sont pas moins des ghettos ethniques.

Reste à savoir comment, en un demi-siècle, les belles promesses des Trente Glorieuses ont abouti à ces quartiers de haute insécurité. Bien sûr, on peut incriminer les architectes qui ont conçu ces orgies de bétons aussi sinistres que leurs noms sont bucoliques. On sait très bien toutefois que le problème ne vient pas tant de l’habitat – massivement détruit ou rénové depuis une quinzaine d’années – que des habitants.

À tous les étages de l’action publique, un mélange variable d’inertie, de calcul et d’incompétence explique que le logement social ait été détourné de son objectif. L’idée initiale était en effet qu’il profite à tous, ouvriers, employés et même cadres, afin de favoriser la mixité sociale. Or, au fil du temps et des flux migratoires, il est devenu une aide sociale réservée aux plus démunis, donc, dans les faits, largement aux immigrés.

Jusqu’à la fin des années 1970, des familles d’ouvriers, d’employés et de cadres coexistent effectivement dans les cités HLM, tandis que les plus démunis occupent seulement 10 % du parc, la plupart se logeant comme ils peuvent dans le privé dégradé. C’est au cours des années 1980 qu’on peut observer la paupérisation des occupants du parc social : le pourcentage des locataires appartenant au quart de la population le plus pauvre passe de 17,2 % en 1978, à 30,2 % en 1988 et 33 % en 1996. En clair, les HLM sont un sas pour ceux qui parviennent à prendre l’ascenseur social et une nasse pour ceux qui stagnent ou déclinent.

Ils vont surtout devenir très vite un instrument d’accueil et de gestion des flux migratoires – en l’occurrence des travailleurs algériens et marocains qui affluent dans des « garnis » ou dans des bidonvilles, dénoncés, à raison, comme une honte nationale. En 1963, parallèlement à l’ouverture des foyers Sonacotra créés par le ministère de l’Intérieur pour les célibataires, les premières cités de transit accueillent les familles. Bien avant le « regroupement familial », le nombre d’étrangers passe de 1,7 million en 1954 à 3,4 millions en 1975. Ainsi, vers 1970, la population du quartier des Izards à Toulouse, où vit le chanteur Magyd Cherfi, auteur de Ma part de Gaulois, est déjà majoritairement maghrébine. Sa mère est l’une des seules à encourager le goût pour la lecture de son fils que ses camarades traitent de « tapette ». Et il ne peut inviter ses copains « français » dans le quartier où ils seraient mal reçus.

Islamisme et territoires perdues

Au début, espérant créer de la mixité ethnique sinon sociale, les pouvoirs publics tentent d’imposer des quotas aujourd’hui contraires aux règles entièrement soumises au sacro-saint principe de non-discrimination. Le politiquement correct n’oblige pas encore à détourner le regard des réalités gênantes et il se dit alors qu’au-dessus de 10 à 15 % d’élèves maghrébins les instituteurs ne peuvent pas faire leur travail, et les plaintes de voisins se multiplient. Mais très vite, ces seuils sont pulvérisés et de très nombreuses cités de la région parisienne, progressivement désertées par les Portugais, Italiens et Espagnols, deviennent des enclaves géographiques et culturelles. Aujourd’hui, les municipalités, qui n’ont la main que sur un tiers du parc social, tentent de jongler pour maintenir de fragiles équilibres : « Tout le monde sait par exemple que la cohabitation entre Turcs et Maghrébins est assez difficile, sauf s’il y a une quasi-égalité numérique entre les deux », explique un maire de Seine-Saint Denis qui avoue jouer avec les règles pour maintenir un peu de diversité ethnique dans le parc social de sa ville.

Les HLM ont donc largement contribué à redessiner la géographie contemporaine de la France avec la tripartition désormais classique de Guilluy : centres-villes pour les bobos et les gagnants de la mondialisation, banlieues pour les classes populaires immigrées, France périphérique pour les classes populaires et moyennes de souche. « En clair, assène encore le maire du 9-3, le logement social a été le vecteur privilégié du grand remplacement. » Si on refuse la formule de Renaud Camus on dira au moins que les HLM ont été l’un des instruments de ce que notre ami Hervé Algalarrondo a appelé la préférence immigrée.

Mais depuis une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis que la gauche a conquis plusieurs de nos métropoles les plus bourgeoises, son intérêt pour le logement social semble s’être ravivé. Sauf qu’il ne s’agit plus de créer des villes nouvelles mais de modifier la composition démographique des grandes-villes, en faisant venir des populations qu’elle suppose lui être plus favorables. C’est en particulier le cas à Paris qui semble être vouée par l’équipe de Mme Hidalgo à voir coexister les maîtres du monde et ceux qui les servent – au détriment des classes moyennes, chassées de la capitale par les loyers prohibitifs et leur exclusion du logement social. À vrai dire, il n’est pas sûr que toute cette ingénierie sociale ait les résultats escomptés en termes électoraux, même si, depuis 2001, la gauche arrive à se maintenir à l’Hôtel de Ville.

Si l’on évalue les résultats à l’aune d’investissements colossaux, une conclusion s’impose : le logement social à la française est un échec, doublé d’un énorme gâchis. Cela ne signifie pas qu’il faille jeter le bébé avec l’eau du bain et confier au seul marché le soin de fournir un toit à tous. Nul ne conteste, même les libéraux, que l’État ait vocation à être un acteur clé du secteur. Mais peut-être faut-il réviser nos ambitions à la baisse et remettre les apprentis-sorciers de l’urbanisme à leur place. Le temps où on rêvait d’une ville nouvelle pour un homme nouveau est révolu. Si vous voulez savoir comment meurent les utopies, allez faire un tour aux Minguettes.

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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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