Château-Rouge, Paris XVIIIe, un pluvieux après-midi de janvier. Ils sont tous là : le proxénète, l’œil bas et le verbe gouailleur, le vendeur de cigarettes à la sauvette, susurrant de tendres « marlboro, marlboro » à l’oreille des passants, les pickpockets flânant de poche en poche, les policiers en faction, voyant tout mais ne faisant rien. Au beau milieu de ce joyeux foutoir, l’immeuble de Michel forme un contraste presque comique. Une porte puis une grille blindée plus tard – quartier interlope oblige –, le sympathique retraité de la fonction publique nous ouvre sa demeure. Moulures au plafond, parquet de bois soigneusement entretenu, charme de l’ancien, son immeuble est de ceux que les Parisiens se disputent. Michel a de la chance : depuis bientôt trente ans, il loue son logement (qui n’est pas une HLM) à un prix 20 % inférieur à celui du marché, par la grâce de la Mairie de Paris qui lui a octroyé un logement social.
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« La famille qui habite en bas de chez moi tient des dizaines de commerces dans tout Paris – ils viennent même d’exporter à New York. Ils sont immensément riches, parce qu’ils s’appuient sur une main-d’œuvre quasiment gratuite de travailleurs sans papiers », s’amuse-t-il en tirant sur une éternelle cigarette. Pourtant, le clan continue d’occuper un vaste appartement idéalement situé à deux pas du métro. « Ils s’en vont, ils reviennent. Pendant que les uns sont là, les autres se prélassent dans les villas tapageuses d’un goût immonde qu’ils font construire en Tunisie. » Qui est là pour contrôler les allées des uns et les venues des autres ? Personne. « La gardienne, on ne la voit jamais, ricane Michel. Elle vient une heure par jour, dans le meilleur des cas. » Désireux d’en savoir plus, nous laissons Michel à ses gauloises et partons interroger des élus à l’Hôtel de Ville, afin de mesurer l’ampleur des abus en matière de logement social.
Une élue: « Une jeune femme de 22 ans s’est retrouvée à vivre toute seule dans un T5, alors que je venais de refuser un 32 mètres carrés à une famille de cinq. »
Calée dans l’un des confortables fauteuils du groupe Les Républicains, une élue francilienne se souvient de l’un des cas les plus flagrants d’abus auxquels elle a été confrontée.[access capability= »lire_inedits »] « Je venais à peine d’être élue, et là, un membre de la précédente municipalité, bénéficiant d’un logement de cinq pièces, m’appelle : “Tu pourrais pas mettre le bail au nom de notre fille ?” demande-t-il. “On part vivre en Thaïlande, on aimerait bien lui léguer l’appart“. » Refus de l’édile, qui ne froisse pas son interlocuteur. « C’est pas grave, on va passer par les voies légales, alors ! » rit-il, avant d’expliquer qu’il suffit d’inscrire un enfant sur le bail pendant un an, afin qu’il hérite du logement social de ses parents. « Voilà comment une jeune femme de 22 ans s’est retrouvée à vivre toute seule dans un T5, alors que je venais de refuser un 32 mètres carrés à une famille de cinq », soupire l’élue.
La pratique ne semble pas relever du cas isolé : une rapide partie de pêche internet dévoile des centaines de questions posées sur les forums dédiés : « Comment hériter du logement social de mes parents ? » s’interroge une jeune femme de 23 ans désireuse de récupérer le 65 mètres carrés que ses parents occupent depuis vingt-huit ans à Vanves pour un modique loyer de 540 euros charges comprises. « Avant, il y avait des dynasties de rois, maintenant, il y a des dynasties de familles dans les HLM », ricane un gardien sous couvert d’anonymat. Le gouailleur concierge officie depuis une quinzaine d’années dans le Xe arrondissement, et dresse une liste à la Prévert de l’ensemble des petites magouilles rencontrées au cours de ses trois lustres d’exercice. « Il y a ceux qui ont une petite maison dans le Sud ou en Normandie, et qui viennent uniquement pour les soldes ou les week-ends. Ceux qui sous-louent une pièce de leur appartement à un neveu ou à un inconnu. Mais le pire, ce sont ceux qui sous-louent en Airbnb », soupire-t-il.
Son aversion à l’égard de la plateforme de logement temporaire est largement partagée par Fanny. Le coquet logement social de cette souriante trentenaire vivant en plein XXe arrondissement ne ressemble en rien à l’image glauque de la HLM de cité-dortoir. « Heureusement, ils n’ont pas mis de plaque. Tu imagines la honte pour les enfants, quand ils ramènent des copains de l’école ? Au moins, on n’est pas stigmatisés. » Une discrétion précieuse pour son voisin, qui vit dans l’appartement de sa compagne et n’utilise son logement social que pour le louer sur AirBnb, le Bon Coin et consorts. « Depuis deux ans, on passe notre vie à supporter le bruit des valises, de la musique trop forte, des fêtes jusque dans la cage d’escalier », soupire la mère de deux enfants en bas âge. « Le pire, ce sont les Américains : en plus d’être complètement cons, on ne peut pas échapper à leurs gloussements. Vivement que quelqu’un le dénonce », soupire-t-elle en levant les yeux au ciel. Le voisin de Fanny n’est apparemment pas une exception : depuis 2014, plus de 300 procédures pour sous-locations illégales ont été engagées.
Dans les zones reculées de l’Île-de-France, les locataires des tours grises et mornes qui déchirent le paysage bétonné des Yvelines n’ont jamais entendu parler d’AirBnb. Les traits beaux encore sous les fards et le khôl, Hassiba nous reçoit comme une reine : dans le salon de son HLM de 60 mètres carrés, des cornes de gazelle, makrouds et autres baklavas semblent faire ployer la petite table basse sur laquelle fume un thé à la menthe. Hassiba habite l’une de ces petites villes de l’ouest parisien où se croisent sans se connaître cadres supérieurs et ouvriers – les uns dans des villas, les autres dans des barres d’immeubles. Elle a passé sa jeunesse à garder les enfants riches de la commune voisine, et a fini par s’acheter la petite maison de ses rêves, quelque part au Maroc. Son château en Espagne – de l’autre côté de Gibraltar. « J’y vais six mois par an environ – je sais que j’ai pas trop droit, mais tout le monde ferme les yeux », sourit-elle en réitérant pour la dixième fois la même injonction (« mange ma fille, mange ! »). Petit monde où tout se sait et où chacun surveille son voisin, son immeuble est le théâtre de petits abus que tout le monde voit – mais que personne ne sanctionne. « Il y a ceux qui ne sont jamais là – mais toujours dans leur pays d’origine. Il y a aussi les parents qui s’en vont au bled pour leur retraite, et qui donnent leur bail à leurs enfants. Les jeunes d’ici, ils naissent en HLM, ils meurent en HLM – ils font ce qu’ils veulent, évidemment », dit-elle avec le même sourire doux. Les uns se droguent, les autres se piquent – laissant seringues et mégots dans un vestibule jonché de détritus. « Qu’est-ce que tu veux, ma fille ! » rit Hassiba, comme pour conclure. « On a la maison qu’on peut. »[/access]
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