Organisés du 1er au 16 août 1936, les JO de Berlin ont fait couler des flots d’encre. Avant même leur ouverture, la presse du monde entier s’était interrogée sur la nécessité de participer à une fête confiée à un pays qui, depuis sa désignation en 1931, avait nettement viré à la dictature. On avait malgré tout décidé d’y aller et ce furent presque 4 000 athlètes de 49 pays qui participèrent aux épreuves. Seule l’Espagne républicaine avait formellement boycotté ces XIe Olympiades auxquelles l’URSS n’était pas invitée. Dans la capitale du Reich, Goebbels avait donné de fermes instructions pour que l’accueil des visiteurs étrangers soit parfait et que tout signe d’antisémitisme soit gommé. Les organisateurs teutons avaient veillé à ce qu’il ne manque pas un seul bouton de guêtre, ajoutant même quelques belles trouvailles dont la principale fut l’introduction de la flamme olympique, transportée en relais depuis la Grèce. Pendant les compétitions elles-mêmes, les controverses reprirent cependant, avec en point d’orgue la décision de la délégation américaine de modifier son équipe de relais en remplaçant deux athlètes juifs, Marty Glickman et Sam Stoller, par leurs coéquipiers noirs Jesse Owens et Ralph Metcalfe. Les responsables de ce faux pas ont toujours nié avoir voulu complaire à leurs hôtes, ce qui n’a pas empêché le Comité olympique américain de « réhabiliter » et de présenter ses excuses à Glickmann et Stoller, en 1998. Cela fit une belle jambe au second : il était mort depuis treize ans.
Quoi qu’il en soit, au soir du 16 août, rares furent ceux qui trouvèrent à redire sur la réussite de l’événement, encore rehaussée aux yeux du gouvernement du Reich par la victoire de ses sportifs qui remportèrent 89 médailles, loin devant les États-Unis (156) et l’Italie (22). C’est bien après la cérémonie de clôture que s’imposa un autre scandale : Hitler aurait quitté le stade et refusé de serrer la main à Jesse Owens après sa victoire au saut en longueur (14 août), venant après celles du 100 mètres (13 août), en attendant celles du 200 m (15 août) et du relais 4 x 100 m (9 août).
Qu’Hitler ait été raciste ne fait pas le moindre doute. Qu’il n’ait guère goûté qu’un athlète noir domine ses compétiteurs blancs non plus. Mais il semble bien que « l’épisode Owens » soit une légende.[access capability= »lire_inedits »] Elle est entretenue depuis quatre-vingts ans par des images d’époque présentées comme ayant été tournées lors de la fameuse finale du saut en longueur. On y voit, nous dit-on, le dictateur à moustache se frapper la cuisse de dépit lorsque Owens (8,06 m) bat l’Allemand Luz Long (7,87 m).
Il faut dire pourtant que, constitué de plans tournés à différents moments et montés par la suite, ce film ne prouve rien. Y avait-il d’ailleurs une raison pour qu’Hitler serre la main à Owens ? La vérité est qu’il n’y en avait aucune. Dans le règlement olympique, le dirigeant du pays organisateur ne remet pas les médailles et ne descend jamais sur la piste. Hitler avait certes essayé de s’affranchir de cette règle le premier jour des épreuves d’athlétisme en faisant monter dans sa tribune pour les féliciter deux athlètes allemands médaillés d’or, puis trois Finlandais arrivés aux trois premières places du 10 000 m. Immédiatement, le Comité olympique avait fait savoir que cette procédure était contraire à la règle, si bien que le dictateur renonça à complimenter les vainqueurs, allemands ou non. Peut-être fut-il heureux de n’avoir pas à serrer la main à des noirs, des juifs ou des jaunes, mais dire qu’il quitta le stade pour ne pas avoir à le faire est excessif.
Et s’il avait été « furieux » des victoires d’Owens contre de bons aryens, la propagande officielle les aurait aisément passées sous silence. Or il n’en fut rien, et peu importe ici que les nazis aient voulu paraître propres aux yeux du monde. Les journaux, les radios et les actualités cinématographiques allemands rendirent compte des résultats d’athlétisme sans barguigner. Plus tard, le fameux film de Leni Riefenstahl sur les Jeux de Berlin, Les Dieux du stade, fit la part belle aux exploits du jeune noir américain de 23 ans. De même, le nom de Jesse Owens apparaît 47 fois et sa photo 7 fois dans le bilan officiel publié par le comité d’organisation allemand.
Au regard des faits, le caractère légendaire de la mésaventure du quadruple médaillé d’or se précise. La « victime » l’a par la suite confirmé.
Jesse Owens est mort en 1980, peu après avoir publié son autobiographie. Il avait déjà eu de multiples occasions de donner son sentiment sur l’épisode. S’il n’a jamais validé les dires du journaliste allemand Siegfried Mischner qui avait prétendu qu’Hitler lui avait bien serré la main lors de la réception de tous les vainqueurs dans le salon d’honneur du stade[1. Mischner le prétend dans son livre Arbeitsplatz Olympia-Stadion : Erinnerungen 1936-1972, paru en 2004. Il ajoute même qu’Owens possédait une photo de sa poignée de main avec Hitler. Ladite photo n’a jamais été retrouvée.], il n’en a pas rajouté sur le reste. À plusieurs reprises, il s’est même félicité du bon accueil qu’il avait reçu en Allemagne lors des Olympiades et des acclamations qui retentirent dans le stade olympique à chacune de ses victoires. Il affirma même avoir eu droit à un petit signe d’Hitler répondant à son salut lors de la cérémonie d’ouverture. Enfin, il devint ami de Luz Long, qui l’avait ostensiblement félicité après sa victoire. Les deux hommes correspondirent, jusqu’à la mort de l’Allemand sous l’uniforme en 1943, et Owens resta ensuite proche de son fils.
En revanche, Owens fut moins choqué par l’absence de poignée de main d’Hitler que par l’indifférence des autorités américaines à son retour. L’Amérique était en campagne présidentielle et, pour ne pas risquer de perdre les voix des ségrégationnistes du Sud, les candidats n’eurent aucun geste envers celui qui était pourtant le héros de la presse. Dès lors, Jesse Owens ne toucha pas plus la main du président Franklin Roosevelt (réélu en 1936) qu’il n’avait serré celle d’Hitler. Nul hommage officiel ne lui fut rendu, pas plus qu’il ne fut invité à la Maison-Blanche, ne serait-ce que pour y prendre une tasse de thé. Il lui fallut attendre 1976 pour recevoir la médaille présidentielle de la Liberté en 1976 des mains de Gerald Ford. Georges Bush père y ajouta la médaille d’or du Congrès à titre posthume le 28 mars 1990.[/access]
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