La géographie, parent pauvre de l’enseignement


La géographie, parent pauvre de l’enseignement
La rivière Yellowstone, aux Etats-Unis. (Josué Llull/Flickr)
La rivière Yellowstone, aux Etats-Unis. (Josué Llull/Flickr)

L’Histoire est nécessairement constituée de mythes. Si une communauté humaine a pour ambition de justifier le monde qu’elle propose à ses membres, il est de son devoir d’enseigner l’Histoire pour montrer comment et pourquoi on en est arrivé là. Cela n’a rien à voir avec l’Histoire proprement dite, on devrait plutôt appeler cela de l’éducation civique. C’est utile et même indispensable. Les grandes dates, les grands hommes, le rituel, toute la liturgie. Mais tout cela relève d’un savoir de nature ésotérique. Ce n’est pas une science. Et si l’on insiste pour lui donner le nom d’Histoire, pourquoi demander à l’Histoire d’être une science ?

On peut, au contraire, penser sans tomber dans l’effroi, que (presque) tout est faux dans un programme d’Histoire scolaire. Par exemple : que la Renaissance n’est pas un moment de renouveau, mais l’enfoncement dans une impasse matérialiste (ou le contraire). Que la Commune de Paris n’est pas le soulèvement d’un peuple jaloux et sanguinaire, mais un mouvement patriotique et culturellement ambitieux (ou le contraire). Que la Première Guerre mondiale est un soubresaut de telle ou telle nature et pas de telle ou telle nature. Etc.

Peu importe. Le résultat final relève de l’instruction civique. Ou du roman national, si l’on préfère. Et si l’on n’est pas d’accord, on s’en remet à son quant-à-soi et, éventuellement, on fait la révolution. En tout cas, le roman est là, jusqu’à ce qu’on le change. Et s’il n’était pas là, rien ne dit que l’on s’en porterait mieux.

L’historien Paul Veyne a affirmé que l’Histoire était un « roman vrai ». On peut ajouter que contrairement à la littérature, qui est toujours vraie, à sa manière, l’Histoire est un roman faux. Le roman de l’histoire est toujours faux, à sa manière. Il faut le prendre tel qu’il est. De fait, il est aussi impossible à prouver que n’importe quel autre catéchisme. Et aussi utile, voire indispensable pour la vie en société.  Et si les polémiques sur le programme scolaire d’Histoire se succèdent, on ne sait jamais, hélas, de quoi on parle exactement ; de science ou d’idéologie ? D’ailleurs, il y a de fortes chances que les fronts soient renversés sans même que l’on s’en rende compte.

La géographie ? Personne ne s’y intéresse, pas même ceux qui l’enseignent !

En revanche, la géographie échappe généralement au débat. Elle se trouve, de manière inexplicable, hors du périmètre de la pensée critique. Pourtant, ce sont les mêmes élèves et aussi les mêmes professeurs qui sont concernés.

Dans certains pays, la géographie relève du domaine scientifique et non du littéraire. Son enseignement est confié à des professeurs dédiés, non aux professeurs d’Histoire : on sait bien qu’en France, l’immense majorité des professeurs d’histoire-géo sont des historiens. Peut-être est-ce justement une raison de l’angle mort dans lequel se trouve la géographie : personne ne s’y intéresse, pas même ceux qui l’enseignent. Dans ces pays – du moins dans ceux que j’ai pu observer, qui se trouvent au centre-est de l’Europe – on enseigne les fleuves et les mers du monde entier ; le désert d’Atacama, les monts Uluru et Kosciuszko, ainsi que tous les recoins du territoire national. De la géographie lourde, factuelle. Sans que l’on se sente obligé d’y ajouter toutes sortes de supercheries socio-économiques. La géographie est un réservoir inépuisable de connaissances objectives. Il est véritablement désolant de s’en priver, au moment où vacillent justement toutes les certitudes.

En France, en effet, la confusion scientifico-littéraire de l’Histoire s’est étendue à la géographie au point que le programme scolaire dans cette matière est devenu, si c’est possible, encore plus distant des réalités que celui d’Histoire. Et cela, bien entendu, au nom de la proximité avec la réalité.

Voyons la classe de quatrième : une « séquence » sur la mondialisation (sans savoir ce qu’est le monde), une « séquence » sur la gestion des déchets (sans commentaire), une « séquence » sur les catastrophes naturelles (mais on ne sait que peu de choses sur la nature et absolument rien sur les populations que lesdites catastrophes touchent), etc.

Est-ce une caricature ? Est-ce vraiment ainsi ? Plus on s’intéresse à la question, plus on sent le sol se dérober. Et l’on risque de tomber dans les vieux travers. Par exemple : autrefois, c’était mieux. Bientôt, on ressent une grande lassitude à devoir entrer dans le détail de ces programmes absurdes et illisibles.

Gardons notre calme. Prenons, au hasard, une évaluation de troisième. Dans une première partie, les élèves sont invités à placer deux fleuves et deux massifs montagneux de leur choix sur une carte de France. Pas trois, ni quatre. Deux. De plus, le fond de carte indique en pointillés l’emplacement des fleuves et des montagnes.

Deuxième partie : étude de documents. On demande aux élèves d’analyser deux campagnes publicitaires réalisées pour le compte de collectivités territoriales (en l’occurrence une ville et une région), destinées à montrer l’attractivité des territoires provinciaux. L’objectif, entre autres, est de faire dire aux élèves que l’une des deux campagnes est destinée aux investisseurs, l’autre aux ménages.

De la base au sommet, de simples observateurs des événements économiques et sociaux

Est-ce cela, la géographie ? On évoque volontiers la nécessité de rendre l’enseignement attractif. Faut-il vraiment penser que les enfants de 14 ans sont plus intéressés par la distinction entre deux campagnes de publicité, que par l’apprentissage de tous les fleuves du monde, avec ce que cela peut suggérer de pittoresque et d’évasion ?

Je suppose que la question de l’intérêt ou du désintérêt des élèves est une fausse voie. Observons plutôt deux phénomènes concomitants. D’un côté, en enseignant la géographie de cette manière, on encourage les enfants à observer, à raisonner comme s’ils avaient du pouvoir. On les responsabilise, en quelque sorte, dès leur plus jeune âge ; mais sans leur donner les connaissances qui leur permettraient d’exercer ces responsabilités. Dès lors, tout devient égal ou superficiel, en particulier les choix politiques. D’un autre côté, il semble qu’à l’heure actuelle, ceux qui détiennent le pouvoir agissent de plus en plus comme s’ils étaient eux-mêmes de simples observateurs des événements économiques et sociaux ; à tout moment, ils tiennent à communiquer les sentiments puissants qui les habitent, comme le dépit ou l’indignation.

L’enseignement scolaire de la géographie, à l’écart des grands débats, dans ses relations paradoxales avec le monde et avec les événements, est l’antichambre de la double peine socio-économique, de l’injonction politique contradictoire.



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