Le 6 mai dernier, à Palmyre, la délégation diplomatique russe a organisé un concert symphonique pour célébrer la libération de la ville, conquise quelques mois auparavant par les combattants de l’État islamique. Mais la guerre n’est pas finie. Le silence, celui qui suivit alors les dernières notes de Bach, Prokofiev et Chtchedrine et le déluge de feu n’est pas près de s’abattre de nouveau sur la cité antique. Ce silence de Palmyre, silence des ruines cher aux romantiques, parvient de loin à nos oreilles sous la plume de Chateaubriand : Palmyre est la « demeure du silence », on y serait en présence de « la mort, si poétique parce qu’elle touche aux choses immortelles, si mystérieuses, à cause de son silence. » (Génie du christianisme)
Nous l’avons compris, le dernier objet insaisissable choisi par Alain Corbin, historien du minuscule, est le silence. Dans son Histoire du silence, on progresse à travers des nuages de citations et de références littéraires, parmi les « textures du silence » qui n’est pas, rappelle-t-il, réductible à l’absence de bruit. Il est une fine transparence, de plus en plus fine à mesure que l’on se tait, qui recouvre le monde et ouvre le champ aux « infiniment petits bruits », comme on s’enfonce dans les profondeurs de l’impalpable derrière la lunette du microscope.
Corbin dissèque le silence et en déplie les aspects, en caresse les textures, qu’il soit silence de la nature, silence de l’intimité domestique, silence des amoureux ou des religieux en prière, silence du dédain ou mutisme admiratif.
Les industriels cherchent en ce moment à reproduire l’odeur de villes emblématiques pour les enfermer dans des flacons de parfum d’intérieur. Pas sûr que la perspective d’embaumer son séjour de la senteur du périphérique parisien séduise. Quant au silence, Alain Corbin nous signale que celui de Bruges et ses canaux est « despotique » pour Georges Rodenbach, qu’il occupe une « présence centrale » dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, que Guérande et ses marais salants ne se taisent pas de la même manière que Tours chez Balzac ni que l’avenue de Breteuil, habitée par le souvenir de Pierre Sansot.
Une palette de sens plus étendue peut-être que celle des mots renferme le silence, d’où vient sa supériorité sur la parole affirmée par toutes les spiritualités. On lui attribuera encore une vertu thérapeutique, lorsque le marteau-piqueur ou le nouveau-né cessent de perturber le calme : on entend presque le silence, « qui vous démangeait comme une blessure qui guérit » (Rilke), reprendre ses droits. Fécond mais terrifiant, le silence a rendu visite au poète Philippe Jaccottet, une nuit d’été 1956, et l’a épouvanté pour toujours, comme s’il venait d’entrevoir « le silence éternel des espaces infinis » craints par Pascal.
Le silence, « lieu intérieur d’où la parole émerge », recouvre des univers mentaux aujourd’hui disparus, associés tant à l’effort monacal qu’au luxe (calme et volupté baudelairiens). Mais ce qui l’a véritablement brisé, nous dit Corbin, ce ne sont pas les usines et les moteurs à essence, puisque les villes débarrassées des sabots des chevaux et des vendeurs à la criée n’ont jamais, en réalité, été si paisibles ; c’est l’hyper-médiatisation, l’hyper-connexion des hommes qui les abreuvent d’un flot de paroles incessants, impossible à faire cesser.
Inspiré par les mystiques chrétiens, Alain Corbin oppose Marthe l’adoratrice exubérante du Christ à Marie la mutique recueillie, et préfère la seconde. Il plaide pour que chacun parte à la recherche de cette épaisseur perdue du silence, de son épaisseur propre : un retour à soi pour peser le poids de ses paroles, les économiser sûrement, les parfaire souvent. « Si l’on ne disait que des choses utiles, il se ferait un grand silence dans le monde. »
Histoire du silence, Alain Corbin, Ed. Albin Michel.
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