Miss Monde
Ensuite elle vécut, non point dans l’anonymat mais dans une renommée sans audience. Comme elle demeurait l’interlocutrice privilégiée des puissants, elle s’arrangea à France 3 une plaisante sinécure baptisée « France Europe Express » qu’elle animait avec le pétillant Serge July : l’émission réunissait, le dimanche soir, un public fervent composé pour l’essentiel de l’amicale des très anciens élèves de Science-Po et de retraités du Quai d’Orsay, auxquels venaient s’agréger les lecteurs de Libération. Au total, quelques milliers de fidèles…
Sa carrière allait-elle s’achever sur son ultime émission, une tisane d’herbes sèches aux vertus soporifiques, Duel sur la 3 ? C’est alors qu’on apprit que Christine Ockrent rejoignait France Monde. Sa nomination par l’Elysée suscita la traditionnelle levée de boucliers et l’indignation feinte : Sarkozy célébrait les noces consanguines du Pouvoir avec les Médias officiels ! Et Mitterrand se faisant interroger par trois journalistes – dont Anne Sinclair et (déjà !) Christine Ockrent, conjointes de deux de ses ministres en exercice – c’était un divorce par consentement mutuel ? La France adore ces « affaires », qui la confirment dans sa conviction de guépard lampedusien tombé gâteux : il faut que rien ne change pour que… rien ne change ! Et puis, qui d’autre qu’elle pourrait obtenir en quelques instants la Maison Blanche, demander à Poutine de patienter à l’autre bout du fil, répondre à une invitation de Carla, commander un sorbet chez Berthillon, et rappeler au chauffeur qu’il doit prendre les magazines de la semaine au siège de FR3 ? « What else ? », confirmerait Georges Clooney en voyant son carnet d’adresses.
Monsieur Ockrent ?
Entendant la rumeur, Christine voulut bien répondre aux questions de Jean-Michel Apathie, dans un studio de RTL, le 21 février 2008, avant le journal de huit heures. Ses propos sont un chef d’œuvre d’habileté. Bien loin de s’offusquer de son insolence, elle félicite l’auditeur anonyme qui parlait de « copinage », de l’avoir appelé par son nom. Et d’énoncer ses prestigieux états de service : trente-cinq ans de métier, expérience américaine, « […] première femme à faire le 20 heures [1. La première femme, au vrai, se nomme Hélène Vida (Journal télévisé, 1976).], […] deuxième à diriger l’Express« , et tous ses efforts pour rendre crédible l’information de l’audiovisuel public ! Et de préciser : « Je suis sans arrêt sollicitée par la BBC, par NHK, par Al Djazira, par CNN qui me demandent […] de commenter régulièrement la campagne électorale américaine. » Elle en appelle aux femmes de sa génération, évoque l’humiliation qu’elle ressent à être la « femme de » ; elle espère voir le jour « où on dira « l’homme de… » et on demandera à « l’homme de… » de sacrifier son identité, ses compétences, son parcours pour faire des bouquets de fleurs. » Du grand art !
L’empire du sens
Jean-Michel Apathie ne se satisfait pas de sa protestation féministe. Il tente d’orienter sa réponse vers la politique : vie privée, information, indépendance, etc. Elle se fait alors visionnaire et super-commerciale : elle se lamente sur la « dispersion de la force d’impact » qui se poursuivrait dans « l’audiovisuel extérieur », si France Monde ne se mettait pas au service des « valeurs de la francophonie », ne favorisait pas la « pénétration des marchés ». Elle répète qu’elle est « sollicitée […] par des grandes chaînes qui sont les vrais outils, aujourd’hui, de l’influence à l’heure de la mondialisation. C’est ça l’enjeu. » Pour remplir une mission de cette ampleur, il convient de comprendre «l’environnement international que trop peu de Français connaissent, et en particulier trop peu de journalistes français». Éternel provincialisme français… Voir large, penser grand, fréquenter ceux qui comptent, et servir une cause supérieure : toute l’histoire d’O. ! Jadis, on disait qu’elle était une reine. Au vrai, elle gouverne un théâtre d’ombres illustres qui lui font un cortège de puissance impériale !
Au final, les éternels contempteurs des grandes réussites, et ceux qui colportaient la rumeur d’infamie selon laquelle Cri-Cri Impératrice devait son poste à l’habileté de Bernard Kouchner ainsi qu’à l’oreille complaisante que Nicolas Sarkozy prête à son ministre des Affaires étrangères, tous ces médiocres apprendront qu’elle a seulement consenti à mettre son prestige au service d’un vaste et noble projet… Tant d’efforts pour devenir « la voix de la France » : quelle leçon pour tous les ambitieux du nouveau millénaire ! Ah, si Georges-Marc Benamou avait eu le cran et, surtout, la « manière » de Christine, la villa Médicis était à lui !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !