De mon temps, les histoires d’ogre étaient destinées à faire peur aux enfants. Les histoires de diables, elles, étaient censées effrayer davantage les grands, l’adulte. Mais le diable ne faisant plus autant recette par ces temps de rationalisme avancé, on préfère s’en tenir à l’ogre. Quoi qu’il en soit, il s’agit encore toujours de faire peur. Et de quoi devrait-on avoir peur ? D’un très vilain et très rapace milliardaire en passe de dévorer, non seulement le monde de la presse et de l’édition mais surtout la liberté flamboyante qui va avec. C’est du moins ce que défend Erik Orsenna, de l’Académie française, dans son dernier opus, Histoire d’un ogre. Le monstre en question ne serait autre que Vincent Bolloré. À l’évidence, le plus grand crime de ce dernier ne serait pas tant d’être milliardaire que d’avoir des convictions. Il pousserait même l’infamie jusqu’à préférer que celles-ci plutôt que d’autres soient illustrées et défendues là où il se pose. M. Orsenna, de l’Académie Française, ne disconvient pas qu’il y ait d’autres milliardaires patrons de presse, mais ceux-là auraient le vif mérite de penser – ou de laisser penser – comme il faut, c’est-à-dire au plus près de ce que l’auteur et son petit monde politico-mediatique pensent eux-mêmes. En quelque sorte, il en irait dans ce domaine comme pour le cholestérol. Il y aurait le bon et le mauvais. Il y aurait donc les bons et les mauvais milliardaires patrons de médias. (Je recours à cette métaphore du cholestérol dans l’espoir fou de hisser mon propos au niveau scientifique tout à fait exceptionnel de la démonstration de M. Orsenna). Le mauvais, suivez mon regard, l’ogre donc – « cet ogre revenu du fond des âges pour se repaître du royaume de France » (sic) – serait coupable d’idéologie. Voilà le crime. On pourrait se contenter de renvoyer l’argument à l’envoyeur, mais nous nous tromperions gravement. En effet, lui et ses semblables ne sauraient être taxés d’idéologie puisqu’ils se voient, se pensent, se jugent en détenteurs de la Vérité. Détenteurs exclusifs, on l’aura compris.
Or, bien évidemment, s’il est une chose qui échapperait à toute idéologie, c’est bien la Vérité. Voilà le bon vieux fantasme qui de tout temps aura alimenté les inquisitions et leurs bûchers. Passons. Sur les ondes d’une radio de bienveillance publique, on entendait l’auteur s’ébahir de ce que, devant sa croisade – dans son esprit il est bien question de cela en effet – des gens s’écriaient : Quel courage ! On entrevoit assez bien ce qui se profile derrière cette flagornerie. Le courage serait celui de la Résistance en majesté, et, conséquemment, l’ogre désigné serait quant à lui quelque chose comme la réincarnation du monstre moustachu que l’on sait. Le ridicule ne tue plus, et on se dit alors que M.Orsenna, de l’Académie française, a bien de la chance. Un ridicule poussé jusqu’à oser convier Voltaire avec cette citation mise en exergue, sur le bandeau même du livre : « On peut juger du caractère des hommes par leurs entreprises. » M. Orsenna serait-il tombé dans le travers de tresser lui-même les verges pour se faire fouetter ?