Hippocrate, film hypocrite?


Hippocrate, film hypocrite?

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Sur nos écrans depuis une semaine, Hippocrate, de Thomas Lilti, a reçu un bon accueil critique. Le film retrace les premiers pas de Benjamin, fils de médecin et futur médecin lui-même, en tant qu’interne dans un hôpital de la région parisienne. Il est censé faire une peinture douce-amère d’une initiation à l’âge d’homme, dans ce milieu si particulier qu’est l’hôpital. Malheureusement, ce canevas honorable cache une ambition plus profonde, plus politique.

Benjamin Barois, donc, débute son internat dans le service de médecine de son père, à l’hôpital Raymond Poincaré de Garches. Il est un peu perdu, et il y a de quoi. L’ambiance est pesante, car ses collègues, médecins et infirmiers, sont tous plus abjects les uns que les autres : le Pr Barois, chef de service, glacial, corporatiste, hypocrite, menteur et en fin de compte très lâche ; le Dr Denormandy, chef de clinique, tortionnaire de vieilles dames, aussi incompétente qu’indifférente aux souffrances humaines, dont le but principal est de « libérer des lits » ; les réanimateurs, techniciens sans âme et sans cervelle, adeptes de l’acharnement thérapeutique ; les chirurgiens qui opèrent des cancéreux pour faire du chiffre, sans aucun projet à long terme, et les abandonnent sitôt sortis du bloc ; les internes, paresseux, bagarreurs, débauchés et ivrognes ; les infirmiers qui regardent la télévision au lieu de s’occuper des patients ; la lingère qui délivre des blouses tachées ; tous sont manipulés par une administration mesquine, dirigée par un technocrate parachuté depuis la grande distribution pour faire des économies en pressurant les dépenses de personnel et de matériel ; quant aux patients, ils sont pour la plupart dégénérés, alcooliques au dernier stade. Tout ce beau monde se débat dans un univers sordide, arrière-cours sinistres et murs tagués de dessins obscènes. L’équipement est à l’avenant : les appareils d’électrocardiographie comme les pompes à morphine sont en panne, évidemment. Voilà la peinture de ce que le réalisateur, lui-même médecin et fils de médecin, a paraît-il vécu lors de ses études… Peinture outrancière et complaisante, où certains détails sont justes, mais où l’accumulation de charges à sens unique donne la nausée.

Dans ce royaume d’incurie et de méchanceté, les médecins étrangers sont le seul recours. Le vrai héros d’Hippocrate, ce n’est pas Benjamin Barois, pâle figure d’adolescent égaré au milieu d’une bande de truands, mais Abdel Rezzak, un médecin algérien contraint, pour survivre, d’accepter en France un poste au-dessous de sa qualification. Abdel est tout ce que les médecins français ne sont pas : il est compétent, humain, réfléchi, consciencieux, honnête, sobre, chaleureux, confraternel… Il est l’archétype du bon médecin, et sans doute aussi du bon mari et du bon père (il souffre de l’absence de sa femme et de sa petite fille).  Abdel excelle dans la ponction lombaire et le soulagement de la douleur, tient la main des mourants et se plonge assidûment dans ses dossiers, prend soin de ses collègues comme de ses malades, refuse les boissons fortes pour garder les idées claires. Il se bat contre vents et marées pour humaniser ce septième cercle de l’enfer qu’est l’hôpital Raymond Poincaré (l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris appréciera). Comme il loge à l’hôpital, dans une chambre misérable (car l’AP-HP est aussi un marchand de sommeil qui loue des logements indignes), il est sur tous les fronts, de jour comme de nuit. Son courage et sa détermination à faire triompher le Bon Sens, le Bien et la Justice auront finalement raison de l’ignominie générale. Abdel épanouira les cœurs les plus endurcis, gagnant l’estime et l’affection de ses collègues égoïstes. Il libèrera l’énergie des personnels paramédicaux, ces damnés de la terre, grâce à lui devenus capables de formuler leurs justes revendications. Et surtout, il aidera Benjamin, triste héritier d’un système pourri, à « tuer le père » et à grandir dans la direction radieuse de son modèle : l’excellence bien connue de la médecine algérienne est là pour nous faire rêver. Un autre personnage, délicatement esquissé, renforce le tableau, s’il en était besoin : il s’agit d’un médecin africain manifestement très sympathique (il anime de ses chants la salle de garde) et travailleur (au mépris des lois organisant le repos de sécurité, il prend des gardes successives pour décharger les Français qui refusent de travailler les jours fériés).

Le message est martelé, lourdement répété scènes après scènes, où s’enchaînent caricatures et lieux communs, jamais loin de la médisance voire de la diffamation : la seule chance pour notre pays est de remplacer au plus vite ses nationaux ignobles, stupides et incompétents par des immigrés en provenance des pays du Sud. Eux seuls pourront régénérer notre système de santé à bout de souffle. Eux seuls apporteront compétence, humanisme, dévouement et solidarité. Eux seuls peuvent sauver la médecine, quand nous ne faisons que la massacrer.

La qualité artistique n’est pas en cause dans Hippocrate. Sans être un grand film, c’est un divertissement qui se regarde sans ennui. Le scénario est prenant, les acteurs sensibles, la mise en scène efficace, la caméra nerveuse. Mais ces éloges, appliqués à un projet aussi pernicieux, se transforment en critiques. De bout en bout, Hippocrate est un film détestable, vecteur d’une idéologie odieuse, et surtout fondé sur une complète méconnaissance de ce qu’est vraiment la médecine hospitalière française. Aucun soignant, aussi médiocre, dur et cynique soit-il, ne peut se reconnaître dans le tableau sans nuance et sans tendresse que trace Thomas Lilti. Aucun hôpital ne cumule à ce point les défauts organisationnels et humains. Car c’est surtout dans l’accumulation de portraits accablants que réside la mauvaise foi. La répartition des rôles est si tranchée qu’elle tourne à la caricature : à ma droite, les horribles Français, à ma gauche, les Africains et Nord-Africains admirables. Le camp du vice face au camp de la vertu. Cette préférence ethnique est aussi choquante que l’eût été l’inverse. Comment justifier, alors, un tel sectarisme ? Venant d’un Français, et d’un médecin, on ne voit pas d’autre explication que la haine de soi. Haine de soi, haine des siens : la xénophilie sert de couverture à l’autophobie.

On sort de ce film mal à l’aise, troublé par une question à double sens : « Au fait, pourquoi ce n’est pas nous, Français, qui allons faire nos études de médecine en Algérie ? Et en définitive, pourquoi n’envoyons-nous pas nos malades là-bas, pour leur plus grand bien ? ». Cette question appelle une réponse évidente, que ceux qui connaissent la qualité des soins médicaux généralement dispensés sur l’autre rive de la Méditerranée éluderont par un sourire pudique. Avant de conclure, tout simplement, que le réalisateur avait quelques comptes à régler avec sa famille et son pays[1. Le réalisateur, toute honte bue, a même attribué à ses antihéros les noms de médecins réellement en fonction à l’AP-HP ! Les Dr Barois, Denormandie et Riou seront ravis de voir leur patronyme si bien illustré au cinéma…].



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