On s’attendrait en vain à ce que tel ou tel candidat à la présidentielle puisse sauver la gauche. L’effondrement actuel de celle-ci est la conséquence d’un processus engagé depuis plus de 40 ans et qui a commencé par l’abandon des classes ouvrières.
Mélenchon, sous la barre des 10%, Hidalgo sous les 5% et les écolos légèrement au-dessus des 5%, les présidentielles de 2022, sans surprise, s’imposent comme une épreuve redoutable pour la gauche française. Son destin semble suivre celui du PCF dans les années 90 : un inexorable déclin en voie d’accélération. Son total électoral pourrait plafonner au-dessous des 25%. La décennie qui vient verra-t-elle la fin des partis de gauche, avec une représentativité résiduelle en termes de voix, et un réseau d’élus locaux qui leur permet de survivre à la périphérie du système politique ? La question est légitime tant leur espace sociologique tend à se réduire.
La gauche comme mode comportemental
La gauche a perdu le contrôle de la question sociale en déconnectant son sort de celui des classes populaires du secondaire et du tertiaire. Son investissement croissant, au cours des dernières décennies, sur les questions sociétales et les problématiques liées à la diversité et aux minorités a eu un effet paradoxal : d’un côté, l’idéologie de gauche a gravé dans le marbre son rôle d’autorité morale du collectif ; de l’autre, en diluant ses messages dans le corps social et en les instaurant comme le surmoi idéologique d’une culture dominante, elle en a fait une vulgate qui anime l’éthos contemporain et qui ne lui appartient plus en propre. Les représentations culturelles véhiculées par ses valeurs et leur modélisation sociale s’incarnent dans des groupes sociaux dont la conscience d’être idéologiquement de gauche n’est plus déterminante. Le bobo des centres villes est une représentation type d’une attitude déterminée par des modes comportementaux et de consommation (nourriture, transports, loisirs ; looks…) qui se réfèrent plus à une forme de conformité sociale qu’à un engagement idéologique clair. Même si un arrière-plan idéologique porte le modèle comportemental, celui-ci peut être ignoré ou tenu à distance par le sujet. Le vocabulaire politique a naturellement enregistré cette évolution, le concept de gauche tendant à s’effacer au bénéfice de celui de « progressiste » qui renvoie à une notion plus large qui touche à la sensibilité et aux mœurs.
Dans le champ politique, cette évolution du corpus idéologique de gauche vers un progressisme sociétal a été fatale aux appareils politiques de la gauche militante. Les dirigeants de gauche n’ont pas vraiment eu le choix. Emportés par les mutations accélérées de la sphère économico-sociale, ils ont compensé leurs défaites face au réel et leurs ralliements à l’ordre marchand mondialisé, par une surenchère dans la subjectivité sociétale, à base d’impératifs moraux. On ne peut dire, pour autant, que la gauche s’est idéologiquement reniée, car la question sociale, celle de l’égalité, n’est pas pour l’essentiel le fond de son engagement. La matrice idéologique de la gauche est beaucoup plus radicale, elle est, dès ses origines révolutionnaires, une proposition de rupture anthropologique sur la création d’un « Homme nouveau », dont le fondement est d’ordre quasi religieux ; ce que rappelait, avec une utile franchise, le livre de Vincent Peillon au titre évocateur, Une Religion pour la République.* Au fond, on pourrait même affirmer que c’est la question sociale qui a déserté la gauche, plutôt que la gauche la question sociale.
La gauche comme bande-son du capitalisme consumériste
La nouvelle phase du capitalisme mondialisé l’a laissé désorientée face à la complexité d’un univers dont elle ne maîtrisait plus la compréhension des rouages de la production de richesse, alors que la modernité capitaliste absorbait à grande vitesse le substrat idéologique progressiste. Le nouveau capitalisme, dont les formes émergent dans la culture de masse des années 60/70, se devait d’être consumériste, individualiste et libertaire. La gauche sociétale lui a fourni le corpus idéologique dont il ne disposait pas naturellement après plus d’un siècle de culture industrielle disciplinaire et hiérarchique, collective et paternaliste. L’idéologie de gauche, en définitive, a servi de bande-son à la mutation accélérée de ce capitalisme consumériste. C’est bien ce que prouve à longueur de journée le martèlement incessant des représentations de la pub, à base de diversités cools, de narcissisme stylisé à l’extrême, de brouillage des genres et de « greenwashing » intense. Au moment où la gauche se meurt politiquement, ses messages idéologiques saturent notre espace social.
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Cette évolution était fatale, seule une formidable mutation intellectuelle aurait pu, peut-être, l’interrompre, et les spéculations de Terra Nova, en 2008, sur la nécessité de privilégier les valeurs culturelles de la diversité à une stratégie de défense de la classe ouvrière, ne sont que le constat tardif d’un échec historique insurmontable. Depuis 40 ans, la gauche, en choisissant, selon sa terminologie, l’ouverture à l’autre et à la diversité plutôt que la défense des « classes laborieuses », comme le disaient les communistes à l’ancienne, a scellé son destin politique. La disparition, dès les années 80, de la culture ouvriériste de gauche a tracé une voie sans retour en arrière possible.
Face à ce mouvement historique de fond qui procède des forces économiques, sociales et géopolitiques qui transforment le monde actuel, les palinodies présidentielles des partis de gauche paraissent bien dérisoires. Leur socle sociologique a fondu, puisque le progressisme sociétal n’appartient plus en propre à la gauche et que la question sociale lui échappe, faute d’avoir admis le besoin de sécurité et d’identité des travailleurs enracinés. Macron en 2017 a logiquement récupéré les classes urbaines progressistes et le vote populaire est depuis longtemps largement perdu pour la gauche. Quant à la surenchère pour séduire le vote issu de l’immigration, elle touche vite ses limites, comme le montre l’effondrement de LFI, face à des populations qui ne retrouvent pas leurs valeurs culturelles dans les discours de la gauche radicale.
Incapable d’analyser la spirale de disparition dans laquelle elle est plongée, la gauche tente de donner une dimension personnelle aux enjeux de l’élection pour ne pas affronter sa faillite politique ; il faudrait alors remplacer le soldat Hidalgo en grande perdition par le soldat Taubira, opportunément revigoré ! La manœuvre est absurde car elle ne ferait qu’exacerber la question identitaire qui mine une gauche plongée dans un processus sans fond de déni du réel, alors que le PS dévitalisé, depuis déjà bien longtemps, ressemblait à un syndicat de retraités du public.
La gauche négatrice de sa propre domination
La gauche vit actuellement un drame psycho-émotionnel qu’elle ne peut saisir. L’être de gauche s’est construit sur un sentiment de supériorité morale, intellectuelle et sociale qui structure son égo dans le jeu des rapports de pouvoir collectifs. Cette supériorité validée par la domination de son discours normatif dans l’espace public le rend peu apte à la remise en question des fondamentaux idéologiques qui portent cette domination. L’indignation, la condamnation et l’interdiction sont ses réponses « naturelles » à ce qui menace sa certitude intellectuelle. Or, en tant que structure psychique, la gauche ne peut maîtriser la dissonance cognitive entre sa domination morale idéologique et sa faiblesse politique. L’être de gauche se vit comme un dominant mais ne se reconnait pas comme tel, dans la mesure où il estime, et impose l’idée, que l’autorité normative qu’il déploie vient de sa supériorité morale tournée vers la défense du faible ; il est donc, par essence, l’anti-dominant. Son architecture complexe de domination repose sur cette construction mentale fondée sur une injonction contradictoire : celle de la négation de son statut de dominant, et l’impératif de la reconnaissance, en même temps, de sa supériorité intellectuelle et morale. C’est à travers cette dialectique dominant/dominé que se déploie sa dynamique du pouvoir. Elle est, globalement, étrangère à sa conscience dans la mesure où, se reconnaître en tant que dominant, viderait automatiquement le discours de dénonciation de sa substance contestatrice et subversive qui le légitime. Le révolté par essence dénonce la violence et l’injustice qui règnent ou qui vont advenir ; et les progrès et les libertés, arrachés par les luttes libératrices, sont toujours menacés par les manœuvres de l’ordre réactionnaire, aujourd’hui, comme hier, vite ramené aux démons fascistes.
L’être de gauche ne peut comprendre et supporter que la domination de ses valeurs normatives dans l’espace public ne s’accompagne pas d’une domination politique équivalente. La vulnérabilité dont il prend soudain conscience le plonge dans un état de désarroi mental quand il est bousculé dans son rôle « naturel » d’accusateur, de dénonciateur ou de moqueur. De quel droit peut-on déconstruire le déconstructeur ? Malmené par un gamin de 22 ans, vif et impertinent, dans un échange de frappes à la volée, Alexis Corbière, chez Hanouna, perd pied comme un vieux joueur usé, au point que sa compagne, avouant du coup sa défaite, se croit obligée, dans un élan obscène, d’agresser le jeune homme en fin d’émission. Anecdote sordide et dérisoire, mais qui confirme l’inexorable décomposition d’une puissance idéologique et politique, condamnée à ne jamais se comprendre elle-même.
*Une Religion pour la République : La foi laïque de Ferdinand Buisson (Éditions du Seuil, 2010).
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