En matière d’immigration, l’administration peine à faire appliquer la loi. Moyens financiers limités, directives politiques floues voire permissives et contre-pouvoir des associations permettent à la majorité des clandestins de demeurer sur notre sol. Et le terrorisme profite de cette mécanique incontrôlable. L’ancien préfet Michel Aubouin témoigne.
Les gestionnaires de l’immigration ne manquent pas de travail. Si une grande partie des immigrés entrent en France de manière légale, une part non négligeable le font sans autorisation ou y demeurent au-delà de la date de validité de leur visa. Assez logiquement, ces derniers devraient être invités à quitter le territoire national ou à se mettre en conformité avec la loi, mais, comme leur intention n’est pas de repartir, il y a peu de chance qu’ils le fassent spontanément. Un bras de fer s’engage alors entre le clandestin et l’administration. En général, l’administration a plutôt l’avantage et il est difficile pour un Français de contester le fisc, le droit de l’urbanisme ou une infraction routière. En matière d’immigration, c’est le contraire. L’administration est vulnérable, ou plutôt elle l’est devenue, car les décideurs politiques, par crainte d’encourir les reproches des faiseurs d’opinion, ont multiplié les exceptions à la règle.
Combien de clandestins en France ?
La majorité des clandestins demandent l’asile (136 000 en 2022) et ils ont une chance sur trois de l’obtenir. Les autres, les plus nombreux, deviennent donc des étrangers en situation irrégulière ; ils ne peuvent en principe ni travailler ni obtenir un logement social. Combien sont-ils en tout ? Il est difficile de le dire, mais 380 000 d’entre eux bénéficient d’un accès gratuit aux soins (AME).
Certains vont recevoir une « obligation à quitter le territoire français » (OQTF). Une partie s’exécute, la majorité reste. Assez logiquement, l’État devrait disposer d’un suivi individuel des personnes concernées, mais tel n’est pas le cas (même s’ils sont, tous ou presque, inscrits sur le fichier de la Sécurité sociale). C’est souvent le hasard d’un contrôle d’identité ou un passage en prison qui les met dans les mains de l’administration.
La gageure des laissez-passer consulaires
Commence alors pour le préfet une véritable course d’obstacles. Pour reconduire un étranger dans son pays d’origine, il faut disposer d’un passeport et d’un titre de transport. Évidemment, tous les passeports ont disparu. L’étranger qui a demandé l’asile a dû le présenter, mais l’administration n’en a pas gardé la trace. Même la justice juge sans connaître l’identité du coupable. Faute de passeport, le préfet est donc contraint de demander au pays d’origine « présumé » un « laissez-passer consulaire » (LPC), opération longue et délicate, qu’on ne pourrait conduire dans le pays d’origine sans graisser la patte de quelques fonctionnaires.
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Si l’étranger est susceptible de disparaître dans la nature avant la fin de ces formalités, le préfet peut le placer en rétention. Et ses ennuis se poursuivent. Il existe en France moins de 2 000 places de rétention et les disponibilités sont rares, d’autant que l’on hésite à mobiliser des policiers pour transporter un retenu à l’autre bout de la France. Si par hasard une place est disponible, l’étranger ne peut y rester plus de quatre-vingt-dix jours, ce qui est souvent insuffisant pour récupérer le LPC. Pendant ce temps, les associations financées par l’État pour accompagner les retenus en centre de rétention (CRA) vont l’aider à saisir les juridictions. À l’origine, les actes des préfets n’étaient contestables que devant les seuls tribunaux administratifs. Aujourd’hui, le juge judiciaire intervient aussi, au prétexte que la rétention peut être assimilée à une détention. Les premiers relâchent un tiers des retenus, les seconds un autre tiers. Les moyens de contester sont assez nombreux pour remplir un catalogue. Les avocats spécialisés pullulent. Les préfectures s’adaptent. Pour réduire leur taux d’échec, elles ne placent en rétention que des individus venant de pays qui délivrent des LPC. Et s’il faut alimenter les chiffres du ministère, on peut toujours négocier avec des Albanais, des Roumains ou des Moldaves, qui partent volontiers, avec une petite « prime au départ » et l’assurance de pouvoir revenir en un trajet de voiture. Pour 100 000 interpellations d’étrangers en situation irrégulière, 16 000 départs sont enregistrés, dont seulement 3 500 retours forcés vers un pays tiers, c’est-à-dire autre qu’un pays de l’Union européenne.
Les préfets naviguent à vue
Évidemment, il faudrait multiplier par dix les places en CRA et prolonger, comme tous les autres, la durée de rétention jusqu’à deux ans. Il faudrait aussi, pour ne pas encourir des reproches justifiés, améliorer les conditions de confort, en particulier pour l’accueil des familles. Pourquoi ne le fait-on pas ? Pour des raisons budgétaires, les crédits de l’État étant consacrés à l’hébergement dans des hôtels des « irréguliers ». Mais aussi parce que l’État ne sait pas construire à coûts modérés, qu’il s’impose à lui-même des normes impraticables et qu’il confie la gestion des CRA à des policiers dont ce n’est pas le métier.
Dans l’affaire, tout le monde est responsable, mais le plus déterminant est la propension des décideurs à se vouloir de plus en plus conciliants avec une population qui refuse d’appliquer une règle, refus qui, dans son pays d’origine, la conduirait assez sûrement en prison. Au fil des décennies, la police administrative, celle qui protégeait la population, s’est effacée au profit de la police pénale, qui intervient après la commission de l’acte, c’est-à-dire quand la victime a subi l’agression. Le principe de précaution d’un côté, la peur des injustices de l’autre. Dans un monde où tout le monde veut être humanitaire, même les ministres de l’Intérieur craignent d’incarner l’ordre. Les préfets naviguent à vue, entre les centaines de pages du code, des circulaires imprécises et des instructions non écrites.
Tout ceci serait d’une gravité relative si ne se glissaient pas, dans le flot des arrivants, des individus bien déterminés à porter la guerre chez nous. Ils sont, mieux que les autres encore, informés des multiples embûches capables de contrecarrer l’action de l’État. Et des milliers de braves gens animés des meilleures intentions sont là pour les aider, à l’image des militants du Réseau éducation sans frontières, qui se demandent peut-être comment ils ont pu faciliter, par ignorance, deux crimes commis dans un collège.
Dans l’affaire tout ne relève pas des juridictions européennes, d’une défaillance de la Constitution ou d’un défaut de précision de la Loi. Il faut moins de trois heures à un haut fonctionnaire pour écrire une circulaire et un peu de courage pour oser dire non à l’intervention d’un ami. Il en va parfois de la vie de l’un de nos concitoyens.