C’était d’abord rue de Bellechasse, dans le 7eme arrondissement de Paris. Un jour du printemps 2011, Hervé Roten vous reçoit à l’Institut européen des musiques juives. Le collecteur des sonorités juives venait d’acquérir un appareil de numérisation. Tous les jours, par la poste comme par des dépôts, Hervé Roten reçoit des trésors immatériels. Il ouvre un dossier, et voilà un lot d’une dame qui lui confie des archives de son père originaire de l’est du Maroc. Elle l’accompagne d’un fascicule écrit à la main, décrivant son émotion après avoir découvert une poésie chantée du patrimoine maghrébin, le melhoun. « Bensoussan », une histoire hippique de ce jeune judéo-oranais qui a mis fin à la vie de sa bien-aimée chrétienne espagnole tombée amoureuse d’un matador, avant d’être cueilli par les gendarmes. Chez les musulmans de l’ouest maghrébin, on pleure encore le malheureux « Bensoussan » interprété dans les mariages par des artistes en herbe de musique andalouse. Sur disque, « Bensoussan », c’est cette incroyable saga du catalogue de musiques algériennes de la maison de disques lyonnaise Teppaz. Dans un discours en 1958, dans la ville de Cheikh Raymond, le Général de Gaulle lance le Plan de Constantine, celui de la dernière chance. Au-delà des infrastructures un budget a été dédié à la culture algérienne et la maison de disque classique a bénéficié d’un financement pour créer son catalogue des musiques d’Algérie. Maalem Zouzou, l’aveugle judéo-oranais considéré comme un maître du haouzi (un dérivé populaire de la musique andalouse) dans l’ouest algérien, fait partie de ce catalogue d’artistes (Noura, Kamal Hamadi, Guerrouabi, Reinette l’Oranaise, …), qui allait, en 1959, enregistrer le meilleur du patrimoine musical algérien. Un catalogue qu’on trouve aujourd’hui sur les plates-formes vidéo d’Internet, après avoir été distribué sur 45 tours, cassettes et CD.
C’est en 2006 que l’Institut européen des musiques juives (IEMJ) est né. Avec trois marraines, la Fondation du judaïsme français, l’Association Yuval et la Fondation Henriette Halphen, Hervé Roten a déjà constitué un fonds à rendre jaloux bien des bibliothèques nationales et autres institutions publiques ou privées de l’archivage. « Plus de 6 000 heures d’enregistrements (audio et vidéo) réalisés en France et à l’étrangers, plus de 150 000 pages de partitions, des monographies d’artistes et de compositeurs, des documents rares (gravures, affiches, photos, etc) », est-il écrit sur le site web de l’IEMJ.
Dans une période où le numérique s’impose comme passage obligé de la transmission de la mémoire, le cas d’Hervé Roten est intéressant à plus d’un titre. Est-il un simple chartiste, un gestionnaire dont la fonction est de monétiser au maximum le patrimoine dont il a la charge ? Ou sinon, est-il un passeur de culture, un musicologue qui a conscience de ce qu’il a et reçoit comme trésors des familles juives de toute la planète ? Il y a quelques semaines, Hervé Roten était dans tous ses états. Une excitation que ne peuvent ressentir que les collecteurs sonores, comme l’Europe en a connu à la fin du XIXe siècle et durant le XXe. Une dame lui envoie de Panama trois colis d’enregistrements sur disque 78 tours et de partitions de son grand père Otto Stransky, compositeur autrichien d’opérettes, de chansons et de musique de films, décédé à Berlin en 1932 et dont la famille à fuit le nazisme pour l’Amérique du Sud.
Mais le particularisme de l’Institut européen des musiques juives, c’est d’aller au-delà de la simple numérisation et du simple classement de l’héritage sonore. C’est cette capacité rare à donner une deuxième vie aux fonds confiés. Sur support CD ou en téléchargement, sinon dans des émissions mensuels sur Judaïques-FM, Hervé Roten organise, édite et met en exergue les trajectoires artistiques, allant de Shalom Berlinski, ministre-officiant, jusqu’en 1979, de la plus grande synagogue de France, rue de la Victoire à Paris, à Alberto Hemsi, enfant des environs de Smyrne qui, dans les années 30 à Alexandrie, composa des chants sépharades dans la langue Ladino. Une langue qui, partie d’Andalousie, s’est acclimatée sur les bords de la mer Méditerranée. Sans pour autant oublier les sonorités de l’ancien Yiddishland (Europe de l’est). Dans l’univers de l’archivage sonore, où il existe de plus en plus une tendance à tomber dans la facilité d’une offre de fichiers musicaux sur les plates-formes numériques des géants de l’Internet californien sans accompagnement textuel, bref, sans mémoire, Hervé Roten, tel un artisan des mellahs, offre des booklets (livrets) aux textes d’une précision ethnomusicologique absolue sur les itinéraires artistiques et les titres interprétés.
Aujourd’hui installé dans le XIIIe arrondissement, l’IEMJ continue à offrir une tradition mise à mal par le tsunami de la digitalisation des patrimoines immatériels. Dans la continuité des collecteurs, des Hongrois Vikar Bela et Bela Bartok et des Américains Alan Lomax et Henry Cowell, l’artisan Hervé Roten nous offre tous les jours un pan entier des musiques juives, et cela jusque dans l’édition d’ouvrages, comme celui dédié, en 2000, aux traditions musicales judéo-portugaises en France, paru chez Maisonneuve et Larose, le grand éditeur orientaliste de France.
*Photo:DR
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