Venu au roman policier par l’œuvre de Jean-Patrick Manchette, Hervé Le Corre vient de sortir Traverser la nuit (Rivages), un roman écrit à l’encre très noire.
Sous la plume du féroce Bruno Lafourcade (L’ivraie, Léo Scheer, 2018), Bordeaux n’était déjà plus tout à fait ce lieu où il ferait bon vivre, idée longtemps véhiculée par la presse nationale. Son image de « belle endormie » sortie de sa torpeur par Alain Juppé, son maire de 1995 à 2019, en prenait en tout cas un coup. Elle n’était, comme d’autres de sa catégorie, qu’une métropole en cours de gentrification, une poutre qui travaillait dans un silence de cathédrale parfois déchiré par d’assourdissants cris humains. Et une ville dont la jeunesse décérébrée, illétrée et inculte, s’annonçait aussi « prometteuse » que partout en France…
Avec Hervé Le Corre, ancien professeur de lettre dans un collège de Bègles devenu écrivain, Bordeaux est encore moins « the place to be », comme on dit encore dans les milieux « in » de la « start-up nation ». Et pas seulement parce qu’elle s’est au printemps 2020 jetée dans les bras d’un énergumène très au hostile au bois « d’arbre mort » quand il revêt spécifiquement la forme d’un sapin de Noël.
Bienvenue à Bordeaux
Dans son roman Traverser la nuit (Rivages/Noir, 2021), Hervé Le Corre dépeint le « Port de la Lune » – surnom donné à la cité girondine il y a plusieurs siècles – comme un cloaque gangréné par la drogue, la prostitution et les violences qui vont avec. Les femmes, quand elles ne sont pas occupées à sucer des queues jusqu’au foutre sous la menace ou pour du fric, s’y prennent des trempes d’anthologie (Louise). Elles sont en effet souvent putes et soumises et, comme dirait Orelsan, « marie-trintignées ». Elles peuvent aussi être de sacrés peaux de vache, carrément toxiques, voire meurtrières, surtout quand elles sont vieilles et se rapprochent de leur dernière demeure. Les enfants, témoins ou victimes de sévices, sont quant à eux contaminés par la violence, les névroses, les troubles psychiques et les pétages de plombs des adultes. Ou sur le point de l’être (le petit Sam). Quand ils ne sont pas depuis longtemps devenus de territifants psychopathes (Christian). Les hommes, de leur côtés, sont souvent, pas toujours, des pauvres types, des salauds, des tortionnaires, des bourreaux, des maquereaux, des trafiquants, des bandits. Certains sont parfois, au bout du rouleau, mutiques. Si taiseaux que leur propre famille se détournent d’eux. L’un d’entre eux, enfin, est victime d’une mère incesteuse. Bref, si l’on résume, avec Le Corre, les Bordelais, les gens du cru en somme, font assez vite désespérer de l’humanité – si quelque chose de ce type existe ailleurs que dans les discours des politiciens et les livres.
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En raison du décor apocalyptique, du climat humide (il pleut presque tout le temps dans ce roman) et de l’ambiance de fin de règne ou des temps qui se dégage de ce bouquin, pas évident de s’extraire du quotidien, encore moins de se changer les idées. Loin, donc, très loin même, d’un roman « doudou » par excellence. Plutôt aux prises avec un roman noir dans la lignée de Jean-Patrick Manchette.
Un polar social au style impeccable
Pourtant, difficile de le lâcher une fois qu’on a mis le nez dedans. Si le style de l’écrivain, qui carbure aux ruptures de ton, n’y est sans doute pas pour rien, ce sont surtout les trois personnages principaux (le commandant Jourdan, Louise et Christian) auxquels il donne vie qui nous retiennent et nous agrippent. Si l’on se doute que leurs trajectoires respectives vont à un moment se télescoper, on se demande de quelle manière Hervé Le Corre va bien pouvoir s’y prendre pour faire se rencontrer un flic qui n’en peut plus, un tueur en série livreur de parpaings et une ancienne junkie devenue clean, auxiliaire de vie sociale et maman d’un petit garçon. Alors on lit. Pour savoir. Coûte que coûte. Et tant pis pour la nausée qui, parfois, nous remonte le long de l’oesophage.
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Si l’on ne referme pas le roman d’Hervé Le Corre, c’est aussi que celui-ci n’est pas « à thèse », ne se prend pas pour un « essai de physique sociale » ou un traité de philosophie. Pas didactique pour un sou, l’ancien militant de feu la LCR ne prêche pas, ne donne pas de leçons de morale, n’explique pas, n’emprisonne pas le monde dans des concepts marxistes ou sociologiques. Loin de là, il suggère. En donnant de temps à autre un coup de projecteur sur un détail ou un évènement – des « yeux de jaspe » ou une manif de gilets jaunes – , il pratique même le salutaire art du clair-obscur, celui sans lequel il n’est point de bonne littérature. Il s’y adonne d’ailleurs avec beaucoup de talent lorsqu’il évoque la police, un sujet qui d’ordinaire ne réussit guère aux syndicalistes, encore moins aux trotskystes, même « déléontisés » depuis belle lurette.
Car avec Hervé Le Corre, loin d’être un ramassis de racistes en cours de néo-nazification, violents et bas du fronts, les flics sont humains, peut-être trop d’ailleurs. Même si certains « de la BAC [sont] à l’image de l’Etat qui les [emploient] : dangereux et stupides, lâchés dans les rues comme des chiens de combat », tous ne sont pas des nervis, des brutes épaisses ou des valets du Capital. Ils sont, pour la plupart, dévorés de l’intérieur par les horreurs qu’ils doivent se coltiner au quotidien. Ils sont surtout épuisés.
Comme à peu près tout le monde dans ce roman dont le titre n’est pas sans évoquer le Voyage d’un certain Louis-Ferdinand Céline, même s’il s’agit moins cette fois d’aller « au bout de la nuit » que de la « traverser ». Et donc, peut-être, d’en sortir… un jour.
Traverser la nuit d’Hervé Le Corre (Rivages/Thriller)
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