George Bryan Brummell (1772-1840) est resté dans l’histoire comme le fondateur de cette manière de vivre si spécifique et si originale qu’on appelle le dandysme. Tout le monde sait, ou croit savoir ce que recouvre cette dénomination. En réalité, il faudrait presque s’y reprendre à plusieurs fois, avant de définir convenablement ce qu’est le dandysme, un art impeccable de s’habiller, sans doute, mais pas seulement.
Dans le livre qu’il consacre à ce phénomène, George Brummell, Dandy, saint et martyr, Henry Rey-Flaud tente de réunir tous les paramètres complexes ayant guidé l’existence de celui qui, malgré une fin de vie désastreuse, aura porté le flambeau de l’extravagance jusqu’à ses extrémités les plus radicales.
Un modèle pour Baudelaire et Barbey d’Aurevilly
Brummell a mis tout son art dans sa propre vie. Henri Rey-Flaud note bien que, tout de suite après sa mort, survenue à Caen où il s’était exilé et a connu l’extrême misère et la maladie, Brummell fit l’objet de l’intérêt de deux grands écrivains français, pour lesquels le dandysme fut un objet de fascination. D’abord Barbey d’Aurevilly, qui écrivit un petit opuscule extraordinaire, Du dandysme et de George Brummell, en 1845, et ensuite, bien sûr, Baudelaire, qui aborda la question dans des pages décisives, recueillies dans le volume Le Peintre de la vie moderne, en 1863.
A lire aussi: Sylvia Plath: le mal de vivre comme œuvre d’art
On assista, dès lors, en tout état de cause, au défilé littéraire d’une longue cohorte d’écrivains, qui reprirent le mythe du Beau Brummell en s’y immergeant complètement, jusqu’à créer des personnages de dandys dans leurs romans, comme le Lucien de Rubempré de Balzac ou le Dorian Gray d’Oscar Wilde. Les deux textes de Barbey et Baudelaire restèrent la pierre angulaire pour se faire une idée du dandysme – d’autant plus qu’eux-mêmes, insistons sur ce point, étaient aussi de véritables dandys dans leur existence, comme ils l’ont montré.
Être un dandy
Il faut sans doute être un dandy pour écrire sur le dandysme, avec le maximum d’authenticité. Sinon, je crois qu’il est difficile d’y arriver. Moi-même, qui écris cet article, n’étant probablement pas un dandy, je suis pris d’un grand doute – et c’est pourquoi j’appuierai mon propos sur mes réminiscences de lectures de Barbey et de Baudelaire, auteurs en qui j’ai une parfaite confiance. Henri Rey-Flaud, lui non plus, n’est pas un dandy, car un dandy n’a pas de profession, sauf d’en être un. Henri Rey-Flaud est de fait universitaire, et son livre néanmoins fourmille d’éléments intéressants, malgré les réserves qu’il se croit permis de formuler ici ou là sur Barbey ou Balzac. Comme s’il fallait à tout prix imposer une vision monolithique du dandysme ! D’ailleurs, au début de son ouvrage, Henri Rey-Flaud admet bien que le dandysme est ce « kaléidoscope aux facettes si nombreuses, variées et contradictoires qu’il était pratiquement impossible de dégager une unité ou même simplement un fil directeur dans ce chatoiement ». Et, ainsi, Henri Rey-Flaud nous présente un panorama assez complet de la question autour de Brummell, tâchant de nous faire comprendre l’essence cachée du dandysme.
L’art du rien absolu
Être un dandy, c’est d’abord une certaine façon d’apparaître au monde, hors des sentiers battus. Le vêtement y a donc une importance cruciale, mais pas celle que l’on croit généralement. Toute excentricité est bannie. « L’intention de Brummell, écrit Henri Rey-Flaud, sera précisément d’effacer tout ce qui pourrait relever du détail de la toilette, susceptible d’être repris et reproduit par les élégants, afin de conduire un projet inédit. » Ce qui fera dire à Barbey : « On peut être Dandy avec un habit chiffonné. » Il n’est que de voir notre cher Paul Léautaud, que j’ai toujours placé pour ma part parmi les vrais dandys, aux côtés de Charles Bukowski. De son côté, Balzac écrira : « Ce n’est pas tant le chiffon en lui-même que l’esprit du chiffon qu’il faut saisir. » Il y a dans le dandysme un idéal éthique et esthétique, s’ordonnant mystérieusement dans le silence et la disparition ou l’effacement. C’est plus que l’art de la négligence (la fameuse « sprezzatura »). Le dandysme, au fond, c’est littéralement l’art du rien. Un désœuvrement interminable. Pour Henri Rey-Flaud, Brummell est finalement ce bloc d’abîme mallarméen : « Ainsi s’emploie-t-il en permanence, écrit-il, à un procès de soustraction qui vise à obtenir le pur effacement de lui-même réduit au cœur insaisissable de son être. » Bref, dans le personnage de Brummell, toute subjectivité est liquidée. Le pathos a vécu.
A lire aussi: La Grande Bellezza dans le texte
Henri Rey-Flaud ne nous épargne pas la fin de Brummell, poursuivi pour dettes, et achevant son existence loin de son monde. Le créateur du dandysme a néanmoins encore beaucoup à nous dire aujourd’hui, à travers Barbey, Baudelaire et d’autres encore, comme peut-être Simon Liberati qui a récemment préfacé, avec une grande affinité, une nouvelle édition de Du dandysme et de George Brummell de Barbey en 2008, que je vous recommande. Comme quoi, à travers les âges, la figure culte et paradoxale de Brummell continue d’être une référence morale toujours indispensable. On ne s’en plaindra pas, pour égayer notre spleen baudelairien.
Henry Rey-Flaud, George Brummell, Dandy, saint et martyr. Éd. PUF.
Jules Barbey d’Aurevilly, Du dandysme et de George Brummell. Présenté Par Simon Liberati. Les éditions de Paris Max Chaleil, 2008.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !