Le trouble nous emporte à la lecture de ces « Histoires incertaines » exhumées par L’Éveilleur, maison élégante à la fibre nostalgique. On ne dira jamais assez l’importance de tenir entre ses mains un bel objet, à la finition soignée, préliminaire essentiel au plaisir de lecture. En couverture, le photochrome de 1905 représentant le Grand Canal et la basilique Santa Maria della Salute nous plonge dans une atmosphère mordorée, entre songes et brumes, à une époque indéfinie. Chaque texte est accompagné d’estampes de l’artiste américain James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) donnant à l’ensemble un charme rétro intrigant, propageant un climat où tous nos repères habituels se brouillent. Le voyage à travers les âges peut alors commencer.
Dans sa préface éclairante, Bernard Quiriny avoue sa réticence à partager ces trois nouvelles de Henri de Régnier (1864-1936) avec le public : « J’aimais que ce joyau fût un secret, connu seulement d’un petit cercle ». Comme on le comprend, c’est un réflexe naturel, il y a certains livres que l’on préfère garder pour soi, à l’abri des regards indiscrets et des mains baladeuses. Cet onanisme littéraire tient autant de l’orgueil de l’esthète que du secret de la correspondance. Entre un lecteur et un auteur se noue une étrange relation, intime et obscure, qui ne supporte pas le battage médiatique. Tel un amant éconduit, il arrive parfois que le succès posthume d’un écrivain longtemps ignoré par la critique pousse à de terribles crises de jalousie. Comme si la trahison mise en lumière par une soudaine célébrité enlevait tout talent à l’auteur jadis adulé. La passion pour les textes rares est ainsi traversée par des sentiments contradictoires : l’envie de crier au génie d’une plume oubliée et la hantise de la déflorer. La littérature n’est pas un buffet à volonté, elle se déguste par fines couches qui se superposent. Cette sédimentation sied parfaitement à l’écriture démodée de Régnier dont les affèteries de langage distillent une inquiétude pesante et persistante.
Des mondes parallèles
Chez cet écrivain et poète, instigateur du Club des Longues moustaches, académicien durant vingt-cinq ans, le passé nourrit le présent, il irrigue l’imagination pour faire éclore des mondes parallèles. Les trois « Histoires incertaines » qui composent ce recueil ouvrent des portes vers l’inconnu, le mystère et les flous de l’existence. Ces interstices temporels prennent racine sur des terres hautement chargées d’imaginaire, c’est le cas à Venise, lieu crépusculaire par nature de la première nouvelle intitulée « L’Entrevue ». Le héros épuisé par les affres du cœur se réfugie dans la Sérénissime. Il s’installe dans le Palais Altinengo à la fois « si noble et si piteux », « si lépreux et si morose » guidé par la signora Verana « méfiante et taciturne ».
Dans ce Palazzo à bout de souffle, d’inexplicables phénomènes se produiront comme ce miroir qui ne reflète plus l’image de son locataire. « Le Pavillon fermé », seconde nouvelle, nous amène au château de Nailly, propriété du marquis de Lauturières, éminent sinologue accaparé par ses travaux de linguistique extrême-orientale. Le narrateur qui étudie la vie galante au XVIIIème siècle tombe, par hasard, chez un marchand d’autographes sur les traces de la Comtesse de Nailly, Sabine de son prénom, dont Louis XV s’était follement épris. Ayant eu connaissance de ce désir ardent, le mari de la belle aristocrate décida alors de soustraire son épouse à la vue du roi et de la contraindre à demeurer recluse. Les lettres chinées indiquent qu’elle aimait à se retirer dans un pavillon construit au bout des jardins où « elle avait fait placer son portrait, peint au pastel par La Tour quelques temps avant son enlèvement ». Par l’entremise d’un camarade de jeunesse, l’historien de la « petite histoire » va tenter de retrouver ce modeste tableau, fragile témoignage de cette « love story » et ainsi mieux comprendre les passerelles entre rêve et réalité. Henri de Régnier réussit très habilement cette mise en abime. Quant à la dernière nouvelle « Marceline ou la punition fantastique », je vous laisse la découvrir à la lueur d’une bougie, pour sentir le frisson de l’inexplicable.
Histoires incertaines de Henri de Régnier – Préface de Bernard Quiriny – Editions L’Éveilleur
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