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Sur Henri Raczymov, artiste de la faim

Le billet du vaurien


Sur Henri Raczymov, artiste de la faim
Henri Raczymov © Hannah Assouline

Le billet du vaurien


Ce n’est pas Henri Raczymov qui m’attendait dans mon studio de retour à Paris, ni son fantôme, mais son dernier livre, Ulysse ou Colomb, un titre peu engageant pour un essai composé de notes sur l’amour de la littérature. Bien que l’ayant édité à l’époque glorieuse des Presses Universitaires de France, j’ai rarement rencontré Raczymov, mais je le considérais déjà comme un de nos meilleurs écrivains. Il n’est que de lire Maurice Sachs ou les travaux forcés de la frivolité, un excellent titre pour le coup, pour en être convaincu. J’ai donc aussitôt feuilleté:  Ulysse ou Colomb pour m’assurer qu’il n’avait rien perdu de sa verve.

Les quelques pages qu’il consacre, alors qu’il est en pleine dépression, aux succès littéraires dont se gargarise sur un ton geignard un de ses meilleurs amis (j’ai cru reconnaître Serge Koster, ce pauvre Serge avec lequel je regrette de m’être moi aussi brouillé) sont hilarantes.

Férocité et humour

Il vient à l’esprit de Raczymov en écoutant son ami que Proust avait bien raison d’avancer que l’amitié, autant que l’amour, n’est qu’une illusion, une chose dont la pureté n’est pas si claire. Idée peu originale certes, mais qu’on ne cesse d’expérimenter, la dernière fois en ce qui me concerne ce fut avec Steven Sampson. Je voulais simplement citer à ce propos ce proverbe chinois : « Être ami toute une vie avec un homme signifie manger avec lui plus d’un sac de sel. » Mais justement, est-on ami toute une vie, même en Chine ? s’interroge ironiquement Raczymov. Il y a de la férocité et de l’humour dans son essai. Il compare la littérature à une partie de poker menteur. Il n’a pas tort.

Rien de plus pertinent que cette réflexion de La Bruyère : « Les hommes commencent par l’amour, finissent par l’ambition et ne se trouvent souvent dans une assiette plus tranquille que lorsqu’ils meurent. » J’aspire à cette tranquillité et pourtant je continue d’écrire sans doute avec le vague espoir de survivre. Ce qu’il y a de plus attristant dans l’idée de mourir, écrit Raczymov, ce n’est pas tant que cette fin constitue celle de notre précieux moi, du bonheur indicible qu’on a eu à vivre au moins jusqu’à cet âge, d’un monde qui s’éteint fatalement avec nous…, c’est que… C’est que quoi au juste ? Qui peut répondre à cette question ?

Un vieil artiste en cage

Kafka lui-même se demandait pourquoi il écrivait, alors même qu’il allait mourir et que la souffrance que cela impliquait était si disproportionnée en regard de l’intérêt modeste que le public lui portait. Pour approcher ce mystère, Raczymov relit Un artiste de la faim, court récit posthume de Kafka qui est la chose la plus triste, la plus déchirante qu’il lui ait été donné de lire. Pourquoi diable ce vieil artiste en cage qui s’inflige jusqu’à quarante jours d’abstinence, que le public le suive ou s’en détourne, alors qu’il n’est plus qu’une loque en paille, persévère-t-il à présenter ce spectacle absurde et dérisoire ? Un gardien de la ménagerie lui pose la question. L’artiste trouve alors un reste de force en lui pour articuler quelques mots. Non, dit-il, nul ne doit l’admirer. Il n’y a rien d’admirable dans ce qu’il fait. Il obéit à une contrainte. Pourquoi jeûne-t-il ? « Parce que je n’ai pas pu trouver l’aliment qui soit à mon goût. Si je l’avais trouvé, je n’aurais pas fait d’histoires, croyez-moi. Et je me serai rempli la panse comme tous les autres. »

Raczymov aussi est un artiste de la faim. Et c’est pourquoi je trouve une telle saveur à ses notes sur l’amour de la littérature. Ulysse a mis dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque… mais il savait où il voulait aller. Christophe Colomb, lui, ne le savait pas, même s’il croyait le savoir. Il allait là où personne avant lui n’était allé. Cette ignorance de la destination, c’est ce qui fait le véritable écrivain: il ne se réjouit jamais d’avoir atteint son but, même s’il en rêve. Je comprends maintenant pourquoi Henri Raczymov a intitulé son livre : Ulysse ou Colomb, un excellent titre en définitif.

Ulysse ou Colomb de Henri Raczymov (Editions du Canoë)



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