Une amie professeur de Lettres à Nice a été priée par le rectorat, un peu plus tôt dans l’année, de fournir un sujet sur le thème au programme cette année en terminale — spécialité « Humanités Littérature Philosophie » —, qui est opportunément (l’Inspection générale a parfois de ces intuitions) Histoire et violence. Magnifique thème transversal, se sont dit les pédagogues, qui permettra de mettre en interconnexion profs de Lettres, d’Histoire et d’Arts plastiques.
Elle a donc proposé l’ultime tirade de Frantz, le héros allemand, ex-soldat de la Wehrmarcht, revenu de tout et de la Seconde Guerre mondiale dans la pièce de Sartre, Les Séquestrés d’Altona (1959 — lors de la première, c’est Serge Reggiani qui interprétait le rôle). On ne peut pas être davantage dans le sujet.
Comme vous n’avez pas forcément les œuvres de Sartre sur la table, je vous fournis cette tirade impressionnante sur laquelle se clôt la pièce :
« Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l’accusé. Mon client s’éventre de ses propres mains ; ce que vous prenez pour une lymphe blanche, c’est du sang : pas de globules rouges, l’accusé meurt de faim. Mais je vous dirai le secret de cette perforation multiple : le siècle eût été bon si l’homme n’eût été guetté par son ennemi cruel, immémorial, par l’espèce carnassière qui avait juré sa perte, par la bête sans poil et maligne, par l’homme. Un et un font un, voilà notre mystère. La bête se cachait, nous surprenions son regard, tout à coup, dans les yeux intimes de nos prochains ; alors nous frappions : légitime défense préventive. J’ai surpris la bête, j’ai frappé, un homme est tombé, dans ses yeux mourants j’ai vu la bête, toujours vivante, moi. Un et un font un : quel malentendu ! De qui, de quoi, ce goût rance et fade dans ma gorge ? De l’homme ? De la bête ? De moi-même ? C’est ce goût du siècle. Siècles heureux, vous ignorez nos haines, comment comprendriez-vous l’atroce pouvoir de nos mortelles amours. L’amour, la haine, un et un… Acquittez-nous ! Mon client fut le premier à connaître la honte : il sait qu’il est nu. Beaux enfants, vous sortez de nous, nos douleurs vous auront faits. Ce siècle est une femme, il accouche, condamnerez-vous votre mère ? Hé ? Répondez donc ! Le trentième ne répond plus. Peut-être n’y aura-t-il plus de siècles après le nôtre. Peut-être qu’une bombe aura soufflé les lumières. Tout sera mort : les yeux, les juges, le temps. Nuit. Ô tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j’ai été ! J’ai été ! Moi, Frantz, von Gerlach, ici dans cette chambre, j’ai pris le siècle sur mes épaules et j’ai dit : j’en répondrai. En ce jour et pour toujours. »
On a compris que le héros ne va pas bien, harcelé qu’il est par cinq ans d’horreurs. Mais pour poser la relation de l’Histoire à la violence, je connais peu de textes aussi précis — à la rigueur Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, mais le roman se passe dans une durée et un espace indéfinis, même si ça ressemble beaucoup à des souvenirs d’Algérie.
Que croyez-vous que fit le Rectorat ? Il refusa le sujet. « Trop violent » — voilà — alors que le programme était justement « Histoire et violence », et non « Histoire et bisounours ».
Ils ne veulent pas savoir, à Nice, que nous sommes la bête qui tue. Pour l’instant, elle sommeille — comme dans cet extraordinaire roman de Don Tracy (la Bête qui sommeille, 1951 — en Folio) où un antiraciste bien-pensant finit par participer à un lynchage horrifique.
À quel propos vous raconté-je cela ? Dans les commentaires de la chronique consacrée à « The Northman », un alerte commentateur, qui me fait l’honneur de ne pas être d’accord avec moi, m’a soutenu que nous allions de façon continue vers moins de violence, que la barbarie était évacuée peu à peu par le progrès — et m’a conseillé de lire le livre de Steven Pinker, La Part d’ange en nous (2011). L’auteur y affirme, preuves à l’appui, que nous vivons l’époque la moins violente et la plus paisible de notre histoire humaine.
Une thèse qui se heurte à l’évidence — ou plutôt au ressenti de l’évidence. Et ce ressenti, pour subjectif et même fallacieux qu’il soit, produit à terme une situation objective de violence qui s’exfiltre de nous comme un excès de fiel.
La thèse de Pinker ne me convainc ni au niveau individuel (mais vivre à Marseille brouille peut-être ma perception de la violence quotidienne), ni au niveau collectif. Rien que sur les vingt dernières années combien de guerres ont été déclenchées pour des motifs superficiels, exhumant des haines anciennes et jamais enterrées, des rivalités enfouies mais toujours vives, faisant remonter un goût du massacre qui nous conduit tout droit à un désastre collectif comme nous en concoctons un tous les cinquante ou soixante ans, histoire de faire un peu de place dans un monde surpeuplé, et de remettre les compteurs de la haine à zéro — pour un temps ? C’est à cela que sert la connaissance de l’Histoire : savoir de quel fond remontent nos antagonismes.
Il y a trois mois, les Russes étaient les méchants sans équivoque. Après des semaines de conflit, des nouvelles nous parviennent et stupéfient les imbéciles, les Ukrainiens se livrent à autant d’exactions que leurs envahisseurs. Parce que la guerre lève merveilleusement les inhibitions, et que tout ce que nous réfrénons en temps normal se donne libre cours quand les hostilités commencent.
Dernier étage de la fusée avant qu’elle ne nous explose à la face, l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan. Henri Guaino a magnifiquement résumé le 12 mai dernier dans une tribune du Figaro la course à l’échalotte de l’abîme à laquelle nous nous livrons. Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique — une fausse barbe de l’atlantisme pur et dur — lui a répondu cinq jours plus tard. Le temps, j’imagine, d’élaborer à dix ou douze une réponse rédigée en pur gloubi-boulga bureaucratique. Un texte besogneux qui ne répond en rien aux inquiétudes de Guaino, que je partage entièrement : la fermeture par l’Otan du golfe de Finlande entraînera de facto une réaction russe très lourde. Si demain Helsinki ou Stockholm sont sous les bombes, il ne faudra pas que les Finlandais viennent se plaindre, ils auront tout fait pour que cela arrive.
Helsinki, Stockholm ou n’importe quelle capitale européenne. Les Etats-Unis manipulent leurs pions avec virtuosité — le pantin en chef restant Zelenski, l’homme qui dit n’importe quoi en se faisant applaudir et en accumulant au passage une fortune considérable, au point d’être cité dans les Panama Papers : c’est à cet honnête garçon que la CIA a confié les clefs de la bataille à venir et les rênes des chevaux de l’Apocalypse.
Parce que l’Europe est le doigt entre l’écorce et l’arbre — comme aux plus beaux temps de la guerre froide. Si des bombes sales explosent quelque part, ce sera sur le vieux continent. Chez nous. Ce seront nos enfants qui mourront pour satisfaire l’ego du vieillard sénile de Washington et du paranoïaque de Moscou. À distance, les Chinois comptent les coups — et ramasseront les miettes.
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