Je suis devenu réactionnaire un dimanche de juillet, et ça a duré au moins tout l’après-midi.
Il faisait vraiment très chaud, ceci explique peut-être cela. Avant, je croyais que j’étais déjà réactionnaire mais je me trompais. J’étais simplement un pessimiste actif. Les pessimistes actifs deviennent soit fascistes s’ils ont un mauvais fond et qu’ils n’ont pas lu Marx, soit communistes si leur premier réflexe, quand ils voient passer devant eux une jolie fille alors qu’ils sont assis à la terrasse d’un café[1. Les communistes sont en général des assistés qui dépensent leurs allocations dans des débits de boissons. Parfois, en plus, ils sont fonctionnaires.] est de s’exclamer : « Tu as vu comme elle est jolie ? » et non : « Tu as vu, il n’y a plus que des Arabes/Blacks/Chinoises[2. Rayer les mentions inutiles.] dans le quartier ! » C’est le côté Petit Prince des communistes, ça : la beauté n’est pas pour eux affaire de chiffres, comme pour le businessman qui veut la posséder ou le géographe qui préfère les taxinomies aux caresses.
Petit Prince ou pas, je suis devenu réactionnaire en attendant le match Argentine-Allemagne dans l’ombre fraîche du salon et en buvant de la vodka-pamplemousse pour digérer. C’est fou ce qu’on a besoin de digérer quand on est communiste, ces temps-ci : il faut digérer la manière dont les gouvernements de l’UE ont objectivement décidé de paupériser leur propre population pour tenter de préserver les rentes du capital ; il faut digérer qu’un fake (Sylvie François !), sur Facebook, annonce un apéro-saucisson rue Myrha pour qu’on se rende compte à quel point on flirte avec la guerre civile (au moins sur Internet) ; il faut digérer qu’une manifestation de deux millions de personnes contre la réforme des retraites passe à l’as médiatique parce que le président décide de recevoir en urgence Thierry Henry, lui-même futur jeune retraité du football, mais aussi de l’honneur, et il faut digérer plus généralement cette impression que tout ce que nous avons aimé est appelé à disparaître et que l’on s’éloigne un peu plus chaque jour des Jours heureux qui étaient, rappelons-le, le titre donné par le Conseil national de la Résistance à son programme. Les jours heureux… Tu parles…[access capability= »lire_inedits »]
Le zapping ou la dépression assurée
Alors, je zappais mélancoliquement en attendant le match. Le zapping est l’activité mélancolique par excellence. Il conjugue le sentiment du passage du temps à celui d’un monde kaléidoscopique, et donc l’idée que rien n’est compréhensible et celle que tout est éphémère. L’éphémère, c’est déjà ce qui faisait peur au Petit Prince quand il pensait à sa rose. Et comme la télé cherche à rendre dépressif ceux qui la regardent, il y a même une chaîne qui vous en propose un tout fait, de zapping. Avant, on se levait pour changer de chaîne, puis il y a eu la télécommande et, maintenant, il y a une émission qui joue toute seule le rôle de la télécommande. Paresse au carré égale dépression assurée.
J’ai repris une vodka-pamplemousse et c’est alors que je suis tombé en zappant sur Hélène et les garçons, rediffusé par une de ces chaînes-robinets du câble, AB1.
J’aurais aimé vous dire que ce fut une madeleine trempée dans du thé, ou d’avoir trébuché sur un pavé de la cour en me rendant à une soirée chez les Guermantes qui firent revenir, d’un coup, tout un passé aboli. Désolé, c’est beaucoup moins chic, c’est le générique d’Hélène et les garçons :
Hélène, je m’appelle Hélène
je suis une fille
comme les autres
Hélène
j’ai mes joies, mes peines
elles font ma vie
comme la vôtre
je voudrais trouver l’amour
simplement trouver l’amour
Vous vous souvenez ? Ça a dû durer deux ans et, d’après le copyright entrevu à la fin d’un épisode, c’était autour de 1993. Parce qu’autant l’avouer tout de suite, j’en ai oublié Argentine-Allemagne et, du coup, je suis resté à regarder les épisodes les uns après les autres.
L’image d’un monde parfait
Qu’est-ce que j’avais pu détester cette série, à l’époque ! Elle incarnait tout ce que le système avait prévu de mieux pour aliéner mes élèves, surtout les filles, auxquelles elle s’adressait en particulier. J’enrageais, même, de les voir se passionner pour ces jeunes gens qui leur faisaient croire que des études supérieures consistaient à passer d’une salle de gym à une chambre de cité universitaire aussi luxueuse qu’un penthouse new-yorkais et de cette chambre au local où des garçons jouaient de la musique d’ascenseur en prenant des airs inspirés.
Oui, j’enrageais de voir des gamines, mes élèves, coller des photos de Cricri d’amour, de Johanna et d’Hélène sur leurs cahiers de textes. De regarder leur montre quand il y avait cours jusqu’à cinq heures et demie parce qu’elles allaient rater le début d’un épisode.
– « Samira, ça n’a pas encore sonné. Alors vous ressortez vos affaires et vous notez le travail pour la prochaine fois… »
Une fois, j’ai tenté de leur expliquer, tout de même : ce genre de production télévisuelle leur donnait une image totalement fausse de la société, ce qui était déjà dangereux, mais aussi de l’amour, ce qui était criminel car, s’il est toujours possible de faire une révolution pour changer le monde, il est beaucoup plus difficile d’échapper aux horreurs de la passion (on venait de jeter un petit coup d’œil sur Phèdre, elles voyaient bien de quoi je leur parlais). On cherchait à leur vendre l’image d’un monde parfait, ce qui allait leur coûter cher en illusions mais les produits dérivés, cahiers, magazines, disques, cher en argent de poche.
Pourtant, même les meilleures ne voulaient pas entendre mes arguments. Elles plaidaient le droit au rêve, revendiquaient leur fleurbleuisme. Une d’entre elles me dit même, sur le ton « Au moins, ça, ça devrait vous plaire ! » : « Et puis, vous savez, Monsieur, ils ne disent pas de gros mots dans Hélène et les garçons. » Sur le coup, je n’y avais pas prêté attention.
Mais là, près de dix-sept ans après, j’ai compris ce qu’elle voulait dire, et pourquoi, d’un seul coup, ce générique idiot m’avait harponné depuis les années 1990 et me laissait désemparé, avec un incroyable coup de blues, dans mon dimanche caniculaire des années 2010, à regarder des jeunes gens flirter sur des musiques sucrées, des jeunes gens qui, maintenant, s’ils flirtaient encore, devaient plutôt le faire avec la quarantaine.
J’ai compris que ces programmes qui me paraissaient si abêtissants, si spécialement destinés à faire de l’argent et à maintenir mes gamines de banlieue dans une misère culturelle en plus de la misère sociale − Hélène ayant tout de même beaucoup plus de moyens que Phèdre ou Louise Michel pour se faire entendre − j’ai compris donc qu’ils étaient une manière de paradis perdu.
Rohmer en ZEP
Elle avait raison, mon élève : on ne dit pas de gros mot dans Hélène et les garçons. On y parle même un français assez soutenu, moderne mais sans excès. J’ai compris que ce que je reprochais à Hélène et les garçons, à savoir une négation totale des réalités sociales au profit des préoccupations sentimentales comme seul souci, et cela au point de faire passer Madame de Scudéry pour Rosa Luxemburg et la carte du Tendre pour un pays spartakiste, je ne le reprochais pas aussi aux films de Rohmer que j’aime tant, justement pour leur qualité de dégagement. Finalement, Hélène et les garçons, c’était le Rohmer de la ZEP. C’est-à-dire une autre façon de penser l’émancipation : par la désinvolture, l’élégance, le sentiment de la langue.
Je ne suis pas sûr qu’un tel programme rencontrerait la même faveur aujourd’hui. Tout serait faussé par des producteurs qui voudraient à la fois garder le côté politiquement correct et iraient farcir le casting de minorités visibles tout en jouant sur la démagogie jeuniste et faire parler les acteurs comme des rappeurs, quand bien même leur personnage serait chargé d’incarner une blonde des beaux quartiers.
Le pire, aussi, c’est que ce qui me semblait être de l’ordre de la grammaire sentimentale niaiseuse doit, pour une fille des quartiers aujourd’hui, paraître comme une parenthèse enchantée. Même si ce n’était pas bien méchant, dans Hélène et les garçons, on était assez volage et une forme d’égalité spontanée dans le désir rejetait toute forme de domination masculine. Et on me dira ce qu’on voudra, à l’époque, on se voilait moins, on se laissait moins pousser la barbe, on ne traitait pas encore les filles comme du bétail à tournante mais il est vrai, aussi, qu’on pouvait encore avoir une petite chance de trouver du boulot, une petite chance d’avoir des profs qui vous sauveraient la mise en vous envoyant au lycée ou à la fac et de ne pas être contrôlé par la police à chaque fois que vous vous promeniez avec votre copine.
Je me suis resservi une vodka-pamplemousse. La rediffusion des épisodes était terminée. J’ai vérifié le score d’Argentine Allemagne : 0-4
Sacrée défaite pour l’Argentine, tout de même. Comme pour moi.[/access]
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