L’hommage personnel de Daniel Salvatore Schiffer à celle qui vient de s’éteindre paisiblement, le 5 août 2023, à l’âge vénérable de 94 ans.
Jamais je n’oublierai cet immense et rare honneur qu’Hélène Carrère d’Encausse, l’une des femmes d’esprit que j’admirais le plus, me réserva, un après-midi de janvier 2003 (il y a donc plus de vingt ans déjà), en m’accueillant généreusement, pour une de ces brillantes et riches conversations dont elle avait le secret, dans ses appartements privés de l’Académie Française, dont elle était, depuis 1999, l’admirable, infatigable et dévoué, Secrétaire perpétuel.
Je me souviens. C’était donc l’hiver, il faisait froid, le temps était maussade, et le ciel de Paris, au-dessus de la coupole dorée du quai de Conti, était, ce jour-là, particulièrement gris, triste comme en ce terne jour de deuil. Et, pourtant, cet élégant appartement, sans luxe tapageur mais d’un extraordinaire bon goût, semblait briller alors, par la seule mais rayonnante présence de cette grande dame des lettres françaises, de tous ses splendides feux ! Je me rappelle parfaitement là, du reste, l’éclat de sa belle épée d’académicienne qui, disposée longitudinalement sur une des étagères de sa superbe bibliothèque, paraissait illuminer le cuir ambré de ses livres tout autant que l’attentive profondeur, empreinte d’humanité par-delà sa droiture, de son regard.
L’esprit des lumières
C’est de l’un de ses meilleurs ouvrages d’histoire, consacré précisément à une autre grande dame de la culture européenne, Catherine II, impératrice de Russie, dont elle m’entretint, lors de cette mémorable rencontre, avec cette intelligence, mêlée de rigueur et de douceur tout à la fois, qui la distinguait au plus haut point.
A lire aussi: Hélène Carrère d’Encausse, ou la défense de la langue et de la culture françaises
Quel délice, cette aimable, féconde et érudite conversation, surtout lorsqu’elle en vint à me parler, plus diserte que jamais sur ce passionnant sujet, de deux des plus prestigieux philosophes des Lumières, Voltaire et Diderot, hôtes assidus, au cœur du somptueux palais impérial de Saint-Pétersbourg, de cette même et grande Catherine : « une femme libre et moderne » comme Hélène Carrère d’Encausse se plaisait très justement à la caractériser, y voyant peut-être là aussi, à raison, l’une des plus éminentes facettes de son propre portait intellectuel.
Une photo pour l’histoire
Ce long et fructueux dialogue avec Hélène Carrère d’Encausse, je l’ai par ailleurs consigné par la suite, avec comme titre « Catherine II ou la Règne de l’intelligence », dans un de mes livres, Bibliothèque du temps présent – 70 entretiens littéraires et philosophiques.
Mais, surtout, c’est avec un rare plaisir que, conscient du privilège, assez unique, qui m’était alors accordé là avec autant de simplicité, je pris soin d’immortaliser, pour la postérité, cette formidable rencontre par une photo, que je livre ici pour la première fois, où l’on voit précisément Hélène Carrère d’Encausse assise à son bureau personnel de l’Académie Française (avec ma femme, Nadine Dewit, posant à ses côtés) en train de me dédicacer, d’une écriture à la fois sobre, méticuleuse et posée, son Catherine II (qu’elle venait de publier, du reste, chez Fayard).
Un détail, lors de cette fameuse séance de photos, me frappa cependant chez cette femme qui, par-delà son air sérieux et sa langue châtiée, son allure fière et son port altier (quoique jamais, pour autant, dédaigneux), savait aussi être gracieuse, toujours impeccable dans son tailleur Chanel et sous ses raffinés colliers de perles : elle me demanda très poliment de patienter un instant, se retira quelques minutes dans le salon adjacent à son bureau pour, au préalable, se refaire, furtivement, une beauté en se remettant – coquetterie de femme oblige – du rouge à lèvres.
A lire aussi: Appel des intellectuels en faveur des bouquinistes de Paris
En amical souvenir
Il ne m’appartient certes pas, par discrétion tout autant que pudeur, de révéler au public ce qu’elle eut alors l’extrême gentillesse, alliée à son indéfectible noblesse d’âme, de m’écrire là, en guise de dédicace. Ce que je puis confier, en revanche, c’est ce qu’elle m’écrivit, nantie là encore de cette bienveillance mêlée de délicatesse, lorsqu’elle m’invita à la revoir, toujours aussi aimablement, pourvue de la même courtoisie et du même intérêt, pour m’entretenir, non moins doctement, d’un autre de ses prodigieux livres sur l’histoire de cette Russie qu’elle aimait tant et, surtout, connaissait à merveille : « Pour Daniel Salvatore Schiffer, ce témoignage de gratitude pour son attention, et en amical souvenir », y eut-elle en effet la bonté – cette humble mais précieuse qualité morale qui la caractérisait infailliblement – de m’adresser, très affectueusement, en cette bienheureuse, et pour moi impérissable, circonstance. Ce fut donc, cette fois-là, quatre jours avant le solstice d’été, le 17 juin 2013 pour l’exactitude (dix ans après notre première rencontre) et toujours au sein de ses appartements privés de l’Académie Française, autour de son ouvrage sur Les Romanov, magistralement sous-titré « Une dynastie sous le règne du sang » (publié également chez Fayard).
Eternelle parmi les Immortels
Continuer à raconter mes souvenirs personnels avec cette grande et belle dame des lettres françaises, aussi bien que de l’esprit le plus cosmopolite, qu’était effectivement Hélène Carrère d’Encausse, fût-ce là en guise de très sincère et loyal hommage, s’avérerait peut-être toutefois vain, voire fastidieux, tant, maintenant qu’elle n’est plus, sinon par l’intemporelle qualité de son œuvre, ils abondent désormais en ma mémoire.
Adieu, donc, très chère Hélène Carrère d’Encausse, éternelle parmi les immortels : l’humanité perd, avec votre disparition, l’une de ses plus resplendissantes lumières au firmament de l’intelligence.
Des siècles d'immortalité: L'Académie française, 1635 - ...
Price: 22,00 €
33 used & new available from 1,91 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !