Heaven knows what (aussi intitulé Mad love in New-York) est le troisième film des frères Safdie, représentants distingués d’un courant informel nommé le mumblecore (« mumble » signifiant, en anglais, marmonner). Qu’est-ce que le mumblecore ? Un surgeon contemporain du cinéma indépendant américain : budgets minuscules, acteurs jeunes et inconnus, dialogues improvisés…
Mais au bout du compte, et sans vouloir jouer les vieux ronchons, on peut se demander en quoi ce prétendu mouvement se distingue de ce que faisait Jarmusch et Gus Van Sant à leurs débuts. Et même si on explore ici un univers beaucoup plus rude et âpre que celui dans lequel évoluaient les personnages des films d’Hal Hartley, Heaven knows what évoque aussi quelques souvenirs de films indépendants d’il y a vingt ans, notamment les films d’Amos Kollek (Sue perdue dans Manhattan, Whore 2…).
Quand les Safdie rencontrent un SDF
À l’origine du film, il y a une rencontre décisive entre les cinéastes et une jeune sans-logis, Arielle Holmes, à qui ils confient le soin d’écrire sa propre histoire : Mad love in New-York. Le film va donc emboîter le pas d’Harley, une jeune clocharde dont le drame, outre le profond dénuement, est la dépendance. Dépendance à la drogue, en premier lieu, mais dépendance également à son « amour fou » pour Ilya (Caleb Landry Jones, seul acteur professionnel de la distribution), un clochard comme elle.
Cadre serré, nappes sonores électroniques oppressantes, tentative de suicide éprouvante : le film nous plonge d’emblée au cœur de la réalité sordide des rues new-yorkaises et de ses miséreux. Le spectateur craint, au départ, une énième chronique naturaliste où les flashs de violence succèdent aux insoutenables scènes de « fix ». Pourtant, tout en restant au ras du bitume et à des considérations très prosaïques (mendicité, vol, système D pour dormir sous un toit et avoir sa dose…), les frères Safdie parviennent à styliser leur tableau très noir.
À un moment donné, Harley et son dealer Mike regardent un film d’horreur à la télévision (un épisode de la saga Hellraiser, me semble-t-il, mais sous réserves), sorte de mise en abyme du film qu’on est en train de voir : quelque soit l’horreur imaginée dans le cadre d’une fiction, elle se sera jamais aussi terrible que ce quotidien miséreux que subissent les personnages.
Une empathie sans misérabilisme
À l’inverse, l’art permet également d’arrondir les angles coupants de la réalité : non pas pour la faire oublier mais pour tenter d’en extirper quelques moments de douceur, de tendresse à l’image du sympathique Skully qui recherche sans arrêt les bras d’Harley et un peu de chaleur humaine.
L’empathie que dégage le film pour ces paumés est communicative et les Safdie trouvent la juste distance entre la complaisance d’un certain naturalisme et l’indifférence qu’aurait pu susciter un regard plus froid, plus entomologiste.
Par moments le film fait songer aux Amants du Pont-Neuf de Carax, notamment les premières scènes documentaires qui cueillaient à froid le spectateur avant de l’entraîner dans une vision beaucoup plus « poétique » de la réalité. Chez les cinéastes, on retrouve ce même désir de préserver quelques trouées, quelques échappées dans un Réel complètement bouché. C’est, par exemple, une sorte de ballet qui débute sur une musique techno, une balade en moto ou encore ce moment magique où Ilya jette un téléphone au loin et…(je vous laisse découvrir la suite!).
Pourtant, « l’amour fou » évoqué dans le titre du roman ne prend jamais le dessus et ne permet pas de transcender la quotidien (hélas !). Mais il irrigue toujours, en filigrane, ce récit d’une tragédie ordinaire chez les déclassés. Cette étincelle qui demeure toujours dans le cœur d’Harley la pousse à la fois au pire (sa tentative de suicide au début du film) mais lui offre aussi cette rage de vivre et ce beau regard qu’elle porte sur les êtres et les choses. Il convient de dire à quel point Arielle Holmes, qui incarne son propre rôle, est absolument sidérante. Pleine de rage et d’énergie, elle est portée par le regard plein d’humanité des Safdie qui évitent constamment les pièges de l’apitoiement et de la « victimisation ».
Trop dur pour être vrai?
Pour être tout à fait franc, il faut avouer que ce film décrit un univers tellement dur qu’on a parfois du mal à y adhérer constamment. Néanmoins, on aurait tort de passer à côté de ce film fort, qui parvient à donner une certaine poésie aux situations les plus sordides et à dénicher au cœur même de l’horreur absolue des instants précieux de tendresse, de douceur et d’humanité…
Heaven knows what (2015) de Josh et Benny Safdie avec Arielle Holmes, Caleb Landry Jones.
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