Et si cet été vous portiez une chemise hawaïenne ? J’entends déjà les plus sarcastiques d’entre vous pouffer de rire, et pourquoi pas un chapeau tyrolien, un béret basque ou un kilt écossais… Si pour vous, la chemise hawaïenne est à ranger dans la catégorie « déguisement local » ou « folklore des îles », vous manquez à la fois d’élégance et de culture ! Car la Aloha Shirt, comme l’appellent les Américains, est un monument de l’histoire vestimentaire du XXe siècle. Vous pouvez d’ores et déjà la classer parmi les incontournables de l’habillement au même titre que l’imperméable à doublure tartan, la chemise à col boutonné, le duffle-coat ou le pantalon Chino. Son origine remonte aux années 30.
Un jeune d’Honolulu, Ellery Chun, diplôme de Yale en poche, sera le premier à déposer officiellement le terme commercial Aloha Shirt en 1936. Mais ces chemises colorées aux motifs ethniques furent surtout popularisées dans les années 50 par un certain Alfred Shaheen. Cet homme d’affaires d’origine libanaise révolutionna leur conception grâce à un procédé moderne d’impression du tissu et leur distribution à travers un réseau de boutiques exclusives. A sa mort en décembre 2008, le Los Angeles Times titrait « Alfred Shaheen, le pionnier de l’industrie du vêtement ». Dans les colonnes du quotidien californien, Dale Hope, auteur du livre référence The Aloha Shirt : Spirit of the Islands, n’hésitait pas à parler d’un « génie ». Shaheen figurait ainsi dans la liste des 150 personnalités les plus influentes de l’île depuis 1856 qui ont contribué à son essor dans le domaine politique, économique, social et culturel. Vous pensiez que la chemise hawaïenne était un sujet aussi léger que le vent des alizés, alors qu’elle symbolise toute la richesse de la culture polynésienne. Elle est au carrefour de la mode japonaise, philippine, chinoise et américaine. Son succès, elle le doit en partie au développement du transport aérien qui va faire d’Hawaï le paradis des surfeurs et des vacanciers. Cet afflux s’accentuera à partir de 1959, date à laquelle Hawaï devient le 50ème et dernier état de l’Union.
Chaque touriste voudra repartir de cet archipel aux plages bleu lagon avec un souvenir typique. Quand vous devrez affronter le froid de Central Park ou de Vesoul durant tout un hiver, la simple vue de cette chemise aux teintes bariolées dans votre dressing vous rappellera ces vacances de rêve où les filles en bikini marchent nonchalamment sur la plage de Waikiki et où le soleil brûle les peaux endormies. De quoi vous redonner le sourire et le moral.
Après avoir servi sous les drapeaux et participé à la Libération de la Vieille Europe avec 85 missions à son actif en tant que pilote, Alfred Shaheen retourne vivre à Hawaï où ses parents tiennent une petite fabrique de vêtements. Il décide de tout confectionner sur place. La chemise hawaïenne sera donc dessinée, conçue et distribuée à partir de l’île. Il invente le prêt-à-porter hawaiien. Sur les étiquettes de sa marque « Surf’n sand », la provenance est sans équivoque : « Made in Honolulu, Hawaii ». Les chiffres de vente lui donnent raison, son affaire passe d’un bénéfice de 1 à 15 millions de dollars entre 1947 et 1959. Il emploiera jusqu’à 400 personnes dans son usine et bénéficiera d’un réseau de près de 140 boutiques qu’il nomme joliment « East meets West ». Les clés de son succès commercial sont à méditer à l’heure où la mondialisation de l’économie fait tourner bien des têtes : une production entièrement basée sur l’île, la qualité des tissus utilisés et la maîtrise complète du «process», de la conception à la vente finale. Mais surtout, Alfred Shaheen fait appel à des artistes polynésiens qui vont puiser dans leur culture ancestrale à la recherche de somptueux motifs originaux, fleurs exotiques, oiseaux rares ou encore signes tribaux.
Si aujourd’hui, les collectionneurs s’arrachent les chemises Vintage d’Alfred Shaheen, parfois plus de 1 000 euros pièce, c’est qu’elles sont la véritable âme de l’île. Au lendemain de la guerre du Pacifique, les militaires américains en contact avec les populations locales avaient déjà ramené dans leur paquetage ces chemises flamboyantes qui faisaient l’admiration de tout leur voisinage. Hollywood ne s’était pas encore emparé du phénomène. Le mode de vie des surfeurs allait bientôt déferler sur le monde grâce au King en personne. Dans « Blue Hawaii » film musical de 1961, Elvis Presley porte à l’écran, un collier de fleurs, un ukulélé et une chemise hawaïenne (fleurs blanches sur fond rouge, modèle dit Red Aloha). Quelques années auparavant, Frank Sinatra avait déjà séjourné à Hawaï lors du tournage de « Tant qu’il y aura des hommes » et avait apprécié la coupe élégante de ces chemises. Avec son col tailleur, la chemise hawaïenne confère à celui qui la porte une aisance et une stature que seuls les vrais élégants pourront reconnaître comme une marque de bon goût. En 1947, le gouvernement local encouragea même officiellement les employés municipaux d’Honolulu à porter les chemises hawaïennes en raison des fortes chaleurs, sur une période allant de juin à octobre. La mode était lancée. Malheureusement, il faut l’avouer, la chemise hawaïenne n’a pas toujours eu le statut qu’elle méritait. Elle a souvent été portée par des hurluberlus. Et puis, la qualité de sa fabrication actuelle laisse à désirer. Souvenons-nous que dans les années 80, un autre acteur avait su lui redonner ses lettres de noblesse. Tom Selleck dans la série télévisée Magnum ne se séparait jamais de son short, de ses moustaches, de sa casquette de baseball à l’effigie des Detroit Tigers et de sa chemise hawaïenne connue sous la référence « Jungle Bird ». Ne vous y trompez pas, la chemise hawaïenne évoque bien plus que des vacances au soleil mais un véritable art de vivre. Alors, osez. Osez la chemise hawaïenne, cet été !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !