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Harold Hyman: «Les nations occidentales sont elles-mêmes en proie à une perte de confiance en la démocratie libérale parlementaire»

Entretien avec Harold Hyman (1/2)


Harold Hyman: «Les nations occidentales sont elles-mêmes en proie à une perte de confiance en la démocratie libérale parlementaire»
Le journaliste franco-américain spécialiste des affaires internationales Harold Hyman. Photo D.R.

Figure reconnaissable entre mille, Harold Hyman est le Monsieur Relations Internationales de CNews. Lunettes rondes à monture épaisse, bretelles rouges bien en évidence, son érudition et sa capacité à transformer une carte en un récit captivant ne sont plus à démontrer. Causeur a voulu savoir comment un Américain a pu – et voulu – s’imposer aux médias français et quelles sont ses préoccupations majeures quand il regarde le monde contemporain en face. Propos recueillis par Alix Fortin et Jeremy Stubbs.


Causeur. Vous êtes franco-américain,  new-yorkais d’origine : qu’est-ce qui vous a motivé pour venir vivre en France en tant que journaliste spécialisé en affaires internationales ?

Harold Hyman. Au départ, après mes études, j’ai hésité entre une carrière de journaliste, de diplomate, ou de chercheur. Avant même de décider, il fallait choisir un environnement linguistique et culturel, et j’ai opté pour une aventure française, et non américaine. Comme j’aime ces deux pays par-dessus tout, il fallait vraiment y croire car il n’y aurait pas de retour en arrière.

Ensuite, le journalisme était évident pour moi, car on est journaliste par prédisposition,  l’école de journalisme n’est pas obligatoire, et cette activité couvre tous les domaines. J’ai supposé qu’en France je pourrais écrire comme au lycée ou en fac, avec des démonstrations, des références historiques, des conversations rapportées. Stylistiquement, Le Figaro me semblait plus clair que le New York Times, quoique moins dense. L’actu internationale était plus pétillante et directe sur RFI et France Info que sur Voice of America. En France, il y avait un meilleur dialogue entre la droite et la gauche et une meilleure connaissance du monde international et post-colonial – c’est-à-dire une meilleure compréhension du tiers monde, de l’Europe, et du monde arabe. Et la connaissance des États-Unis était plus forte en France que l’inverse. Choisir la France était donc logique selon mes critères subjectifs.

Quel a été votre parcours ?

Après avoir fait le lycée français de New York pendant 12 ans, jusqu’au baccalauréat, et ensuite étudié la  littérature comparée, je suis parti à Montréal pour étudier l’histoire. C’était une deuxième immersion dans le monde intellectuel de type français. Là-bas, j’ai certainement étudié dans les mêmes salles et avec certains des mêmes professeurs que Mathieu Bock-Côté quinze ans plus tard ! Me consacrant à l’histoire du Québec, j’ai fait un mémoire consacré à la politique culturelle québécoise jusqu’en 1965, début de la « Révolution tranquille ». Ce mémoire est cité encore aujourd’hui par les chercheurs, car ma curiosité m’a poussé à faire un travail en profondeur sur le sujet. Donc, j’ai le parcours de quelqu’un qui se laisse porter de-ci de-là jusqu’à ce qu’il trouve la bonne voie pour ne plus la quitter.

Pour revenir au présent, quel est, selon vous, le plus grand danger pour la paix dans le monde entre la course au réarmement, la montée de la flotte chinoise et le risque de dérapage nucléaire?

Le plus grand risque, c’est la Chine populaire, car si sa puissance continue de monter au point de concurrencer les États-Unis, on va devoir se réarmer, et la question nucléaire sera posée. Les actions de Poutine ont changé l’équation dans une certaine mesure. Certes, la Chine n’est pas plus faible après l’action de Poutine, mais peut-être que l’Occident sera un peu plus fort. Bien que l’OTAN ait été perçue comme une menace permanente par Poutine, en réalité elle n’était pas aussi puissante que prévu, puisque l’OTAN n’avait pas armé son flanc est en Europe pour ne pas provoquer la Russie! Une forme d’engrenage s’est installé progressivement : à chaque provocation de Poutine, les membres de l’OTAN s’armaient un peu plus, ce qui justifiait Poutine dans sa dérive. On voit, aujourd’hui, que l’OTAN peine à fournir des armes aux Ukrainiens. C’est étonnant, car justement il s’agit de se battre contre l’ennemi qui avait inspiré l’invention même de l’OTAN. Quand les Chinois voient cela, ils sont encouragés dans la poursuite de leurs ambitions, qui sont la récupération de gré ou de force de Taïwan, l’intimidation permanente faite au Japon et la création d’une zone d’influence allant du Kazakhstan au Vietnam. Malheureusement pour la Chine, le Vietnam est devenu un ami des États-Unis – ironie de l’histoire ! Selon le dénouement de la guerre russo-ukrainienne, la Chine va réajuster ses priorités. La Russie représente certes un danger pour l’Occident, mais moins que la Chine sur le long terme. Poutine a osé la guerre en Ukraine car Xi Jinping a adopté une posture de neutralité bienveillante. Toutefois, la puissance chinoise menace la Russie elle-même, car la Sibérie orientale est une revendication territoriale chinoise, en doctrine sinon en droit, depuis la fin du XIXe siècle et la conquête russe de ce territoire préalablement sous suzeraineté impériale chinoise. Le compte à rebours a commencé pour la Fédération russe en Extrême-Orient.

Pourquoi les nations n’arrivent-elles pas à se mettre d’accord sur des questions aussi urgentes et fondamentales que les mesures pour nous protéger contre le désastre environnemental ou le choix d’un modèle démocratique ?

S’agissant du climat, il est inutile que des nations industrialisées démocratiques prennent des mesures si les autres ne suivent pas. La bonne nouvelle, c’est que le parti communiste chinois sous Xi Jinping n’est pas opposé à l’action sur le climat. La Chine populaire a signé un accord bilatéral symbolique avec les États-Unis il y a une dizaine d’années, sous Obama, et on s’en est beaucoup félicité. Elle joue le jeu des diverses COP pour plusieurs raisons dont la peur d’un soulèvement général en Chine face à la pollution. Parce que le citoyen, ou plutôt le sujet du Parti communiste chinois, peut supporter de ne pas penser politiquement mais non pas de boire de l’eau brune. On a peu remarqué le nombre de mini-soulèvements en Chine depuis 10 ou 15 ans provoqués par des questions purement environnementales. Ce qui était demandé, ce n’était pas : « Donnez-nous une constitution avec la séparation des pouvoirs et le multipartisme ! » C’était : « Le chef de parti local est un salaud et un corrompu. Remplacez-le, payez-nous nos salaires et arrêtez d’envoyer des déchets chimiques dans les eaux ». Donc le problème de l’environnement pourrait peut-être être réglé avec ou sans la question démocratique.

Concernant le prestige mondial du modèle démocratique, les nations qui l’appliquent sont elles-mêmes en proie à une perte de confiance en la démocratie libérale parlementaire. Pourquoi cette désaffection? Il y a un cocktail de facteurs. La gauche et le centre bien-pensants ont cru que l’histoire allait dans leur sens, et que le simple fait de proclamer et imposer leur vision amènerait les autres à s’y rallier. En France cela a fonctionné sur plusieurs thèmes, dont la peine de mort et le mariage gay. En face, il y a une gauche populiste et surtout une droite populiste, qui se disent que pour contrer les bien-pensants, il suffit de transformer le processus démocratique en matraque, pour balayer la politique de la gauche et du centre. La vie politique devient une guerre de positions idéologiques, avec un vernis de démocratie. Ainsi, dans les pays occidentaux, les gens ont du mal à se mettre d’accord sur la définition du modèle démocratique, alors qu’on devrait s’inquiéter de la montée des nouveaux autoritarismes.

Qu’entendez-vous par « matraque » ?

Des groupes sont prêts à utiliser tout ce qui est légal et conforme à la Constitution mais contraire à l’esprit démocratique. Par exemple, quand Donald Trump annonce sa campagne électorale depuis le balcon de la Maison Blanche avec des feux d’artifice. Aucun président n’aurait osé faire ça au XXe siècle, même pas Nixon. Tous ont séparé le président du candidat. Mais aujourd’hui, on va jusqu’à utiliser la présidence de manière partisane, et l’on insulte les juges, les mœurs des uns et des autres lorsqu’il s’agit de vétilles comme le prix des dîners ou d’une raquette de tennis. C’est l’invective démagogique qui est une matraque.  Certains écolos exaltés ont également réussi à faire passer la consommation de viande et d’énergie nucléaire pour un crime, et avancent sur une voie où la prochaine étape sera l’égalité entre les hommes et les animaux. Ainsi l’on constate que la démocratie n’a pas réussi à faire une synthèse. Elle a donné lieu à deux mondes qui se battent sur le dos de la démocratie, et ce type de conflit s’est répandu partout en Occident. Le populisme de droite m’agace, mais je ne vois pas une réponse intelligente venant de l’autre camp.

Pourquoi le courant de pensée en France qui se méfie de l’atlantisme et de l’OTAN continue-t-il à exercer une influence non négligeable ? Ceux qui y adhèrent ont-ils raison sur certaines choses ?

Selon les Français, qu’il s’agisse du Général de Gaulle ou du Parti communiste, la France, pour être forte, devait être l’égale de toute autre puissance. Or cette attitude fait fi de notre déconfiture de 1940. La faille originelle est dans cet oubli. Une fausse idée a été propagée, comme quoi la France redevenait grande et puissante, narratif nécessaire à partir de 1945 si la France voulait participer à la reddition de l’Allemagne. Aujourd’hui, toute cette histoire-là est finie, mais ce mythe continue de vivre sans raison d’être ni vertus stratégiques. Et les mêmes qui sont anti-atlantistes sont anti-européens, donc je me demande contre qui on doit se défendre et avec quels alliés…

Il y a aussi le concept d’autonomie stratégique, qui est une construction intellectuelle douteuse: certes l’armée française doit avoir ses propres armes et ses moyens satellitaires, indépendants des Américains, mais notre autonomie est toute relative. Est-ce que le budget français doit véritablement payer le prix énorme pour un système satellitaire français ? Est-ce que la rupture d’avec l’OTAN nous ferait pousser des champs de billets de banque pour avoir ce système satellitaire autonome?

La tradition anti-atlantiste réunit des gens très différents comme les communistes à la Roussel, pour qui Staline était un camarade surtout lorsqu’il contrait l’impérialisme américain. C’est un anti-américanisme facile, teinté de tiers-mondisme démodé. À droite, il y a des gens qui ne digèrent pas la défaite de 40, le déclassement. Pour ne pas l’avouer, on préfère sortir de la classe. Ne pas vouloir être dans l’euro, ne pas vouloir être dans l’OTAN, ne pas penser à un futur standard militaire européen, c’est chercher une forme de singularité française sans puissance. Ce serait déjà bien que la France pèse un sixième des États-Unis militairement, alors que nous ne pesons que le dixième. Cet écart n’est pas dû aux supposées servitudes de l’Alliance atlantique.

Les anti-otaniens prétendent qu’il ne faut pas être les « toutous » des États-Unis.  Mais quand est-ce qu’on a été les toutous ? Sommes-nous retournés au Vietnam avec les Américains ? Sommes-nous allés en Irak en 2004 ? Sortir de l’OTAN, c’est briser l’échiquier parce qu’on n’aime pas les manières de son adversaire. Ils voudraient se rapprocher de Vladimir Poutine, mais alors quel allié infréquentable aurions-nous aujourd’hui ?

Pourtant, la France a été insultée et mise à l’écart par ses alliés – américains, britanniques et australiens – lors de l’affaire de l’AUKUS l’année dernière. Les Français n’ont-ils pas raison d’insister sur leur autonomie stratégique et diplomatique ?

Concernant l’affaire du pacte AUKUS, une puissance comme la France a subi un coup bas, mais pas une trahison irrémédiable. C’est un genre de mini-Suez 1956. Je prétends tout de même qu’il aurait fallu déceler cette entourloupe et  parer au plus pressé. Nous sommes censés être des maîtres du renseignement, au-dessus des Italiens, des Américains, des Allemands et des Anglais. Mais nous n’avons pas vu venir le pacte AUKUS. Il y avait pourtant des signes à interpréter. Je pense qu’au final les Australiens n’ont pas pris les sous-marins classiques français parce qu’ils éprouvaient une panique terrible, en 2019-2020,  que Pékin puisse vouloir les isoler complètement sur le plan géographique et économique. Par exemple, la Chine populaire a retiré tous ses étudiants de l’Australie, la privant des frais de scolarité qui se comptaient en dizaine de milliers de dollars par personne et par semestre. Le lait et la viande australiennes ont été soudainement interdits d’entrée sur le sol chinois. Or, en commandant des sous-marins nucléaires aux États-Unis, le gouvernement australien mettait à disposition de la U.S. Navy un port australien pour des sous-marins nucléaires américains. L’astuce pour l’Australie consistait à acquérir ainsi une protection gratuite. Nos services de renseignements et nos diplomates auraient dû prévoir cela. Mais je ne leur jette pas la pierre. Côté français, on s’en est sorti comme on pouvait. Maintenant Joe Biden et Rishi Sunak et Anthony Albanese nous envoient des fleurs, mais malheureusement c’est surtout symbolique. La vérité demeure que Joe Biden a négocié avec Tony Morrison, Premier ministre australien de l’époque, sachant que ce dernier était déloyal envers le contrat français. L’alliance otanienne n’est pas une garantie à 100% de la loyauté en tout. Mais posons-nous la question: qui viendrait à la rescousse si la Nouvelle-Calédonie se retrouvait entourée par la flotte chinoise, comme ce fut le cas avec Taïwan en mars 2023 ? Au moins Taïwan dispose d’une véritable flotte, infiniment plus grande que les maigres forces navales françaises du Pacifique. Le salut viendrait de la flotte américaine du Pacifique bien sûr. Il est souvent dangereux de s’enivrer de symboles, il y a une alliance profonde mais pas de fusion entre nos nations. Le Pacifique n’est pas l’Europe, et la France et l’Australie ne domptent pas la Chine. Les États-Unis peuvent encore le tenter. Autant dire que la stratégie indo-pacifique de Macron me semble démodée.

La suite demain




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Harold Hyman est franco-américain, élevé à New York, ancien du « Lycée » français de New York, diplômé de Columbia University et l’Université de Montréal. Il s’installe définitivement à Paris en 1988. Journaliste à Reader’s Digest, puis RFI, Radio Classique, BFMTV, actuellement CNEWS. Il a couvert l’Extrême-Orient, les États-Unis et le Moyen-Orient. Auteur de Géopolitiquement correct & incorrect (éditions Tallandier, 2014) puis de États-Unis: Tribus américaines (éditions Nevicata).

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