C’est peu dire que le premier rapport sur le harcèlement sexiste et les violences sexuelles dans les transports en commun rendu hier par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a bouleversé ma vie. Jusqu’à sa publication, j’étais convaincue d’être une femme comme une autre, une femme tout court, bref, une femme… Une Parisienne aussi comme une autre, habituée à prendre les transports en commun en talons aiguilles, en jupe, et même, à l’occasion, en robe légère. J’ai du mal à l’avouer, mais le fait est que, s’il m’arrivait de me sentir anxieuse à l’idée de prendre le métro, c’était en raison des risques – quasi illimités, frustrants, impossibles à maîtriser et, pour finir, décourageants – de coincer mon talon entre deux marches de l’Escalator ou de le casser sur une grille de protection de la canalisation. Honte à moi ! Non pas que j’ignorais l’immensité de la souffrance féminine à travers le monde. Quand on érige des lois qui protègent les femmes au même titre que les enfants et certaines espèces animales menacées d’extinction, c’est qu’il y a lieu de le faire, particulièrement dans les pays développés, où on oublie trop souvent l’extrême fragilité de la gent féminine. Pourtant j’étais naïve, inconsciente même. Je croyais que les surfaces inégales, grillages et autres obstacles matériels constituaient le principal danger guettant les utilisatrices des transports en commun à Paris et en Île-de-France.[access capability= »lire_inedits »] Or, le Haut Conseil ne mentionne même pas cet aspect du problème. Ce qui entrave selon lui « la libre circulation des femmes » et porte atteinte à leur « droit d’être librement dans l’espace public » n’a rien à voir avec les escaliers mécaniques et tout avec le « harcèlement de rue » à caractère sexiste. Il s’agirait d’un phénomène massif, sinon global. En effet, les consultations menées par le Haut Conseil montrent que toutes les femmes, oui, absolument toutes, ont été victimes au moins une fois dans leur vie de harcèlement sexiste ou d’agression sexuelle dans les transports en commun.
« Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? », me suis-je demandé en lisant les divers résumés du rapport dans la presse généraliste. N’ayant jamais subi le moindre geste ou parole qui s’apparenterait à du harcèlement sexiste, suis-je vraiment une femme comme une autre ? Suis-je une femme tout court ? Non. Inutile de se voiler la face. Aussi terrifiant soit le quotidien des femmes violentées dans les rames du métro, découvrir soudainement qu’on n’est pas une femme est une expérience traumatisante. Résultat, assise dans un café avec mes journaux, je conjurais le sort pour qu’un macho ait pitié de moi et veuille bien me siffler ou ne serait-ce que m’envoyer un clin d’œil. Mais rien. Pas un signe. D’accord, je me trouvais sur une terrasse sise au cœur du 8e arrondissement. Mais après tout, si j’en crois la presse, les violences sexistes n’ont pas majoritairement lieu dans les trains de banlieue en pleine nuit. Ni dans les quartiers que l’on appelle « populaires ». Alors pas du tout. N’allez surtout pas croire qu’elles ont le moindre rapport avec l’immigration comme le pointe Gabrielle V., 27 ans, citée par Le Monde. Contrainte de déménager pour échapper à « l’humiliation de tous les jours », cette prof a reconnu avoir trouvé la paix dans la capitale britannique alors, précise-t-elle, qu’il « y a autant, même plus, d’immigrés musulmans à Londres ». Voilà qui est dit. Curieusement, personne ne semble avoir remarqué que le Haut Conseil s’appuyait sur une étude menée auprès de 600 femmes vivant en Seine-Saint-Denis et dans l’Essonne. Que les choses soient claires. Je ne cherche nullement une explication trop facile au fait que, vivant depuis des années dans le quartier des Invalides, je n’ai jamais été agressée ni verbalement ni physiquement, ce qui me pousse à présent à douter de ma féminité.
Désespérée, j’étais prête à déboutonner davantage mon chemisier, mais la futilité d’une telle démarche m’est clairement apparue. Si jusqu’à présent mes talons hauts n’ont incité aucun mâle à proférer des propos injurieux à mon adresse, pourquoi un décolleté plus audacieux changerait-il la donne ? J’étais sur une mauvaise piste. En effet, en lisant attentivement la prose du Haut Conseil, j’ai compris qu’on pouvait être victime de harcèlement de rue sans le savoir. Quel soulagement… Moi aussi j’avais été harcelée… C’était presque comme si la mémoire me revenait. En un instant, je suis redevenue une femme, et de surcroît une femme en phase avec son époque, c’est-à-dire une femme harcelée, menacée, apeurée, habitée par des sentiments de colère et d’impuissance, tout cela décuplé par l’incapacité où je me trouvais d’identifier la source de mon mal-être. Et voilà que, d’un seul coup, je me sentais mal, et je savais pourquoi – harcèlement sexiste. Je jubilais en imaginant toutes les fois où j’ai dû être harcelée sans mesurer la gravité de ce qui m’arrivait. Tout me revenait à présent. Tous ces abrutis de phallocrates, ces mâles dominateurs me chuchotant à l’oreille que j’ai de beaux yeux défilaient dans mes pensées, les salauds. Non, je n’invente rien. D’après le Haut Conseil, « le harcèlement sexiste se caractérise par le fait d’imposer tout propos ou comportement qui a pour objet ou pour effet de créer une situation intimidante, humiliante, dégradante ou offensante. Il peut prendre des formes diverses comme des sifflements ou des commentaires sur le physique, non punis par la loi, ou des injures, punies par la loi ». N’est-ce pas humiliant d’entendre qu’on a de beaux yeux quand on a un plus joli cerveau encore quand on sait qu’il ne manque pas de femmes aux yeux mille fois plus beaux – ce que je déplorais tant que j’étais inconsciente des risques que je cours chaque jour ? C’est presque une insulte, et insulter une femme est un acte grave. Un homme qui traite une femme de « salope » encourt six mois de prison et 22 500 euros d’amende. Sauf que ça, malheureusement, je mentirais en disant que cela m’est déjà arrivé. Je n’exclus pas de participer à un groupe de parole pour me souvenir de m’être fait traiter de « salope » par un homme. Au moment où je vous parle, je me rappelle seulement m’être fait traiter de « salope » par une amie, qui ne s’en est jamais excusée. Je comprends que ça ne compte pas, même si me faire insulter dans le bar bondé du Lutetia m’a durablement affectée.[/access]
*Photo : Sipa/00597452_000028
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