A lire aussi: 13 Novembre : deux ans après, déni et compromissions continuent
Avant même que la justice s’en mêle, les magistrates de #balancetonporc ont déjà condamné l’ensemble de la gent masculine. Quand il s’agit de stigmatiser tous les hommes, les féministes n’ont pas peur de l’amalgame.
Les temps d’émotion obligatoire peuvent susciter, chez les esprits contrariants, de coupables tendances goguenardes, qu’il vaudrait mieux savoir réprimer. Quand tous les marteaux du moment se mettent à taper en chœur sur le même clou, tenter de glisser un doigt de contradiction, ou plus grave encore, d’ironie, est plutôt périlleux. Ainsi, apprend-on, entre mille nouvelles de la même veine, que le ministre britannique de l’Environnement s’est fait poisser pour une « blague douteuse » – que je trouve pour ma part très drôle – et de surcroît très facile à adapter chez nous. Entrant dans le studio de BBC Radio 4, Michael Gove a déclaré : « C’est comme entrer dans la chambre à coucher de Harvey Weinstein – on espère en sortir avec sa dignité intacte. » La plaisanterie a, paraît-il, beaucoup amusé l’auditoire présent, mais précise l’article, « elle a été largement condamnée sur les réseaux sociaux », ce qui laisse penser que la merveilleuse génération ne rigole pas beaucoup. Ou alors des blagues d’Alex Wizorek.
Et comme la justice se rend désormais sur Twitter, le ministre a dû s’excuser.
Le problème, c’est la blague
Cet épisode a valeur d’apologue. Pour le parti de « la parole libérée », le problème, c’est la blague. Pour les défenseurs de l’humour libre, ce sont les excuses. Quand Carol Galand, l’une des activistes du mouvement antiporc, se réjouit parce que « les #metoo qui se sont répandus comme un feu de forêt ont mis sur le grill des milliers de porcs, vaste méchoui d’une omerta honteuse », le mâle blanc ne s’insurge pas contre cette animalisation, il implore son pardon. On saluera BHL qui pour le coup, s’est énervé – « Je n’aime pas qu’on traite un homme de porc ! » –, Alain Finkielkraut, qui ne cède rien à la pression ambiante (pages 50-51), sans oublier Jaccard, Mandon, Rosenzweig et tous ceux qui prennent le risque de se voir dénoncés comme complices de l’infâme. Mais pour l’essentiel, la gent masculine se tient à carreau. L’homme occidentalisé n’est pas un porc, mais un repentant. Face à la forêt planétaire de doigts accusateurs, il finit par croire à sa propre culpabilité. « Je me suis mal exprimé », confesse Bruno Lemaire, coupable, non pas de gestes indécents (on a vraiment du mal à l’imaginer), mais de refus de dénoncer.
« J’ai honte pour les hommes », roucoule le chef Yves Camdeborde dans un numéro du Parisien qui figurera un jour dans les annales de la domination féminine, où seize people mâles (dont François Hollande, voir encadré) s’engagent pour la sauvegarde de nos amies les femmes. Ces seize-là, suppose-t-on, n’ont jamais contraint aucune femme, mais ils ne le feront plus. Plus de blagues lourdes, plus de regards insistants, plus d’avances « non désirées ». Plus rien qui puisse mettre une femme mal à l’aise, comme l’expliquera bientôt aux contrevenants le « zéro-six antirelous » (comprenez le numéro de mobile qu’on utilisera comme un leurre antidragueur et au bout duquel le relou se fera sermonner – espérons qu’ils ne choisiront pas une voix trop sexy). À mon humble avis, beaucoup d’histoires d’amour commencent par quelque chose qui peut mettre mal à l’aise, mais passons.
L’inévitable Caroline De Haas ayant semble-t-il échoué à faire reculer le président sur sa réforme du droit du travail, elle a dégainé là où on l’attendait, c’est-à-dire en balançant Eugénie Bastié comme « l’alliée indéfectible des agresseurs ». Si tu n’es pas avec moi, tu es avec les cogneurs. Dialectique, quand tu nous tiens.
Un spectre hante le féminisme : l’esprit de sérieux
Eugénie Bastié, alliée indéfectible des agresseurs. C’est bien les gens fiables comme ça. https://t.co/mAiBqtNwoK
— Caroline De Haas (@carolinedehaas) 20 octobre 2017
Il faut cependant répondre, non pas à cet argument lourdingue, mais à tous ceux qui s’indignent sincèrement que l’on plaisante alors que nous voyons défiler sur nos écrans des femmes, brisées ou combatives, qui relatent pour certaines un véritable calvaire où la contrainte sexuelle se double de sévices, pour d’autres une situation pesante, pour d’autres encore un incident pénible. Certains de ces témoignages sont difficilement supportables et appellent la compassion, l’effroi, voire la furieuse envie de planter quelques coups de genou dans quelques génitoires dûment sélectionnées. Mais l’esprit de sérieux qui s’est abattu sur le féminisme ne rend pas cette souffrance plus tolérable, au contraire. Du reste, ce n’est pas seulement l’humour qui est placé sous surveillance, mais tout propos sur le sujet, surtout s’il est tenu par un homme. Le fossé abyssal entre ce qui se raconte en privé (où on blague à tout va y compris sur les moments difficiles) et ce qu’on ose dire publiquement révèle une forme de terreur.
La peur des hommes célébrée comme une victoire
Bien sûr, nul n’a été arrêté pour avoir contesté le déballage en cours, mais tout homme public, qu’il officie dans le show-biz, la politique ou les médias, sait qu’il pourrait perdre son job, des contrats et l’estime de ses contemporains pour un mot de trop. Quelques-uns ont renoncé à intervenir dans ce numéro, persuadés de ne récolter que des ennuis – incluant parfois une bonne engueulade de madame. On ne saurait leur donner tort. En attendant, un pays où des adultes craignent de soutenir publiquement une opinion minoritaire n’est pas libre. Que la censure ne soit pas imposée par le pouvoir mais par les réseaux sociaux et qu’on ne risque pas sa vie mais sa vie sociale ne rend pas ce climat étouffant plus supportable. « La peur change de camp », s’enchantent des féministes, bruyamment applaudies par des hommes qui consentent ainsi à leur destitution. Quel aveu que cette peur des hommes célébrée comme une victoire !
Ce n’est donc pas de la souffrance qu’on s’amuse, mais du flot de sottises que l’on entend à son sujet. Les indignés d’aujourd’hui ne cessent de s’émerveiller de la libération de la parole, oubliant à quel point ils la trouvaient malodorante, cette parole libérée, quand elle pointait la sécession en cours dans l’islam européen, et combien il était alors urgent de l’interdire. Tenir en suspicion les témoignages de ceux qui vivent au quotidien le choc des civilisations (des ploucs) n’était pas un crime, mais un devoir moral. Les mêmes, aujourd’hui, ne se soucient guère de la liberté de parole de tous ceux qui trouvent la délation aussi abjecte que les agissements qu’elle vise, et encore moins de celle des porcs présumés.
Un tableau mensonger de la vie des femmes et des hommes
Il y a deux raisons fondamentales (et pas mal d’accessoires) d’être terrifié par la mécanique irrépressible qui s’est mise en place à partir d’un scandale hollywoodien certes déplorable, mais assez classique : tout d’abord, on ne saurait obtenir justice en suspendant les formes et les garanties essentielles de la justice ; ensuite, ce déferlement de vérités individuelles brosse un tableau global mensonger de la vie des femmes et des hommes en France.
« Toi aussi, raconte, en donnant le nom et les détails, un harcèlement dont tu as été victime. » C’est avec ce message, dont nous avons charitablement corrigé l’orthographe, que Sandra Muller, journaliste basée aux États-Unis, a lancé le 13 octobre le hashtag « balance ton porc », la grammaire suggérant que toute femme a un porc à balancer.
#balancetonporc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlent sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends
— Sandra Muller (@LettreAudio) 13 octobre 2017
Comme l’observe alors Le Monde, extatique, « le verrou a sauté. La vanne s’est ouverte. » En quelques jours, des centaines de microrécits sont publiés, l’écœurant côtoyant le futile et le sordide l’anodin. L’une parle d’attouchements subis à 11 ans, l’autre d’une blague sur ses bottes. Très vite, des noms sont divulgués : dans la liste noire qui s’enrichit d’heure en heure, on trouve un ancien ministre balancé par la fille d’un autre, quelques journalistes et animateurs, un député promptement débarqué de son groupe.
La seule façon d’obtenir justice, c’est de porter plainte
Qu’une femme ayant subi une agression sans pouvoir se défendre ait le sentiment de rétablir la balance en jetant le nom de son agresseur en pâture au public, on peut le comprendre. Il n’en est pas moins choquant que la quasi-totalité de la classe médiatique et politique, garde des Sceaux compris, l’encourage dans cette fâcheuse illusion. Votée en 1679 par le Parlement anglais, la loi sur l’Habeas corpus (qui intègre des dispositions antérieures) prévoit que « toute personne arrêtée a le droit de savoir pourquoi elle est arrêtée et de quoi elle est accusée ». Ce principe, inscrit dans notre droit bien avant 1789, est encore l’un des fondements de toute justice démocratique, puisque c’est de lui que découle le caractère contradictoire d’un procès équitable. C’est sans doute difficile à admettre quand on a eu affaire à un gros dégueulasse, mais c’est ainsi : la seule façon d’obtenir justice, c’est de porter plainte et de se plier aux règles formelles exigées par la procédure. La justice ne fait pas son boulot, répondra-t-on. Admettons qu’il reste dans nos commissariats et dans nos prétoires des dinosaures qui détournent la tête quand une femme vient demander leur protection. On a du mal à croire que ce soit la règle. De plus, faut-il, au prétexte que la justice fonctionne mal, laisser les femmes se faire justice elles-mêmes ? Cette nouvelle forme du pilori envoie aussi aux oubliettes la présomption d’innocence à laquelle même le dernier des salauds a droit. Tandis que Murielle Salmona réclame à leur profit une « présomption de vérité » (!), des femmes se déclarent « humiliées » qu’on mette leur parole en doute. Mais le premier devoir de tout juge est de mettre en doute la parole de la victime présumée. Même quand elle est criante de vérité.
Mémoire d’un gros dégueulasse
Il faut donc se défier du réflexe qui nous fait penser « bien fait pour sa gueule ! » quand les turpitudes de tel ou tel sont étalées – et plus encore quand l’étalage confirme la piètre opinion que l’on avait du personnage. Après avoir entendu l’effroyable récit de Henda Ayari sur Tariq Ramadan, on s’en veut de mégoter sa solidarité à une femme qui a eu le courage de parler. Car, bien sûr, on la croit, et c’est tout le problème : pour moi, comme pour les millions de Français qui l’ont entendue, Ramadan est déjà coupable. Et il a été condamné sans jugement. Il est vrai que, contrairement à tous ceux à qui on reprochera des faits prescrits, lui aura droit, malgré tout, à un procès. Mais quelle qu’en soit l’issue, il restera aux yeux de tous comme un gros dégueulasse.
Au lieu de faire croire aux femmes agressées qu’elles obtiendront toutes réparation et d’agiter le fantasme de l’imprescriptibilité des crimes sexuels (également contraire à tout notre droit), on devrait avoir le courage de dire aux femmes que la justice des hommes ne peut pas réparer toutes les injustices de l’existence et que, sauf s’ils ont laissé des traces physiques, des méfaits commis entre quatre yeux ont toutes les chances de rester impunis, comme le sont du reste des milliers de crimes et délits qui passent à travers les mailles de notre système libéral. En leur racontant le contraire, en les invitant à « se lâcher », on ne les aide pas, on les traite comme des enfants qui demandent à être consolés, serait-ce par des mensonges.
Vivre (et penser) au milieu des porcs
Moi aussi ! Moi aussi ! Mon chef ! Mon collègue ! Mon plombier ! Mon prof de macramé ! Mon dentiste ! À en juger par le succès viral de ce hashtag en forme de cri du cœur, on vivait au milieu des porcs et on ne le savait pas. Du cinéma à l’hôpital, de la fonction publique au journalisme, du monde du sport à l’armée, tous les milieux, toutes les corporations ont été invitées à faire leur examen de conscience. « Je ne savais pas que c’était aussi répandu », déclarent les hommes interrogés par Le Parisien. Sauf qu’on ne le sait toujours pas. À entendre les récits qui se succèdent, emplissant tout l’espace médiatique, confortés par une litanie de chiffres terrifiants, la révolution féministe n’a jamais eu lieu et la vie des femmes est un chemin de croix – maltraitance sur fond d’omerta. Il n’y a plus des femmes singulières, mais « nous les femmes », comme l’écrit Laure Adler dans un texte sobrement intitulé « La nuit des femmes » et publié par Madame Figaro le 20 octobre. « Nous les femmes. Nous les femmes qui sommes déshonorées, déconsidérées, violentées dans notre intégrité physique et psychique, dans notre dignité d’être humain. Nous les femmes qui n’osons pas énoncer la violence dont nous sommes l’objet, justement parce que nous ne sommes plus sujets. Nous les femmes, quand sortirons-nous de notre nuit immémoriale, douloureuse, silencieuse ? » Alors que le Code pénal sanctionne (et heureusement) tout l’éventail des mauvais traitements infligés aux femmes et que ces comportements suscitent un haut-le-cœur général, ce pathos délirant m’a donné un fou rire.
Extension du domaine du harcèlement
Tout comme celui de Carol Galland qui a appelé les femmes harcelées à manifester le dimanche 29 octobre. « Non, il n’est pas normal que la quasi-totalité des femmes cache au creux de son cœur une salissure qui la dégoûte et lui fait honte », écrit cette amatrice de méchoui qui ne cache pas grand-chose au creux du sien car elle exhibe tous les sentiments qui s’y trouvent, assaisonnés de force formules prétendument drôles. Avant d’ajouter : « Les femmes sont tellement brisées qu’aujourd’hui, elles vont jusqu’à penser qu’un rassemblement #metoo ouvert aux hommes serait dangereux pour elles. » On appréciera la réduction de toutes les femmes à de petites choses perdant leurs moyens en présence d’un butor. Un siècle de féminisme pour en arriver là.
Seulement, ce ne sont pas « les femmes », mais moins de 2 000 personnes qui ont répondu à son appel dans toute la France, le dimanche 29 octobre, ce qui n’a pas empêché les perroquets de la radio publique de se féliciter que le combat quitte Internet pour descendre dans la rue. L’échec patent de ce happening victimaire laisse supposer que, comme pour l’écriture inclusive, c’est une avant-garde groupusculaire et radicale qui veut faire passer les déviances pour la norme et la transgression pour la règle. Notons que cette même avant-garde préfère regarder ailleurs quand l’infériorité des femmes est effectivement la norme, c’est-à-dire dans les quartiers islamisés. Caroline De Haas, qui n’a pas de la « merde raciste dans les yeux », voit des porcs partout, sauf à Cologne ou à la Chapelle-Pajol où il n’y a, pour elle, que des victimes de l’islamophobie.
Seulement, pour accomplir ce tour de passe-passe et faire admettre comme une vérité que toute femme ou presque avait déjà été harcelée, il a fallu, comme l’analyse Finkielkraut, étendre considérablement le domaine du harcèlement. « Si nous aussi on donnait les noms des prédateurs sexuels qui nous ont 1/ manqué de respect verbalement 2/ tenté des tripotages », suggère Sandra Muller dans un deuxième tweet.
Les « agitées du porte-plainte » (Muray)
Si on désigne comme prédateurs tous les hommes qui ont un jour manqué de respect verbalement à une femme, on n’a pas fini de rire. Alors que se préparent les festivités du cinquantième anniversaire de Mai-68, la rage punitive et policière des héritières de la joyeuse libération sexuelle a de quoi terrifier.
Toutes les femmes n’ont pas subi de violences ou d’outrages. En revanche, toutes ont eu à faire avec le désir des hommes et toutes savent que, s’il est souvent un délicieux hommage, il peut aussi être importun, pesant, embarrassant. Tant qu’il ne s’impose pas par la force physique, le chantage ou la pression morale – pratiques sanctionnées par la loi –, il relève des relations entre adultes et non de la surveillance citoyenne. Or, à entendre les « agitées du porte-plainte », pour reprendre la tranchante expression de Muray, on devrait verbaliser tous les amoureux suffisamment transis pour ne pas se laisser décourager à la première rebuffade – dont notre littérature regorge. Et comme il l’a écrit en 1991 dans le texte inédit que nous publions (pages 42-43), derrière la lutte contre le harcèlement, « c’est bel et bien le sexuel qui est aujourd’hui l’objet d’une entreprise de criminalisation, ou plutôt de re-criminalisation, acharnée ».
Quand la demande égalitaire s’offusque de toute différence, en particulier de l’entêtante différence des sexes, la sexualité demeure le refuge de la dissymétrie acceptée, de la domination fluctuante et, surtout, du secret qui protège la chambre à coucher (ou la table de la cuisine) de l’aveuglante et déprimante lumière de la transparence. Reste à savoir pour combien de temps. Muray aimait à ce sujet citer « La Colère de Samson », poème de Vigny : « Bientôt, se retirant dans un hideux royaume, La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome, Et se jetant, de loin, un regard irrité, Les deux sexes mourront chacun de son côté. » Alors que l’on prétend nous faire croire que l’humanité se partage entre victimes et porcs, l’âge de la séparation a peut-être commencé.