Emerson disait que le talent seul ne suffit pas pour faire un écrivain : « Derrière un livre, il doit y avoir un homme. » Un homme avec deux mains, puisque l’écriture est un métier manuel non moins qu’intellectuel. Écrire, c’est se saisir, c’est s’emparer de quelque sujet, passion, idée, souvenir, et cela de mille façons possibles, avec rage ou délicatesse, avec désespoir ou confiance. Hannah Assouline a su très tôt que les mains parlaient. Débutant sa carrière de photographe aux Nouvelles littéraires, elle braque immédiatement son objectif sur elles autant que sur le visage des écrivains. Depuis une trentaine d’années, elle n’a cessé de chercher à percer le rapport énigmatique qui existe entre une œuvre, un visage et des mains. Le résultat, sous forme de 44 portraits doubles, couvre désormais tout un mur du siège du Centre national du livre, à Paris. Que les lecteurs de Sollers, Finkielkraut, Gauchet, Quignard ne tardent pas à s’y rendre.[access capability= »lire_inedits »] Car si on peut juger que la méthode d’Hannah Assouline est par trop systématique, elle incite à formuler des questions extravagantes au premier abord, mais non dépourvues d’intérêt.
Alain Finkielkraut a-t-il une tête de réactionnaire ? Et ses mains, ses mains qui, quand il se trouve sur un plateau de télévision, se nouent, se contractent, s’agitent comme si elles vivaient une vie autonome, sont-elles celles d’un triste personnage qui « s’abîme dans des diatribes racistes », comme le supputait il n’y a pas si longtemps un grand titre mandarinal de la capitale ? Les dresseurs de « listes noires » en seront pour leurs frais, car le portrait du philosophe ne laisse rien apparaître de tel. On devine plutôt, à la façon dont l’auteur du Juif imaginaire tient un petit cahier de notes, un on ne sait quoi de mystique ou de pieux. N’est-ce pas ainsi, justement, que les croyants tiennent leur livre de prières ? Voilà où le génie du regard d’Hannah Assouline entraîne le public : à la recherche de signes obscurs, parfois douteux, de cohérence autant que de désaccord, entre un auteur et ses écrits.
Regardez donc les mains embarrassées, sinon désespérées, de Patrick Modiano, posées avec circonspection sur la table comme si l’auteur avait honte de les exhiber ou craint que quelqu’un lui tape sur les doigts. Et puis regardez-le, Modiano, saisi dans le couloir d’un intérieur plutôt cossu, en train d’en raser le mur. Il n’y a pas de doute, c’est bien cet homme-là, « doux comme tous les enfants mal-aimés », qui a pu écrire : « Dans cette chambre de l’hôtel Fremiet, je me demandais si je ne cherchais pas à découvrir, malgré le néant de mes origines et le désordre de mon enfance, un point fixe, quelque chose de rassurant, un paysage, justement, qui m’aiderait à reprendre pied. » Découvrez encore les mains noueuses d’Annie Ernaux, si bien assorties au fruit de leur travail : les mains d’un homme, serait-on tenté de dire, si elles ne dégageaient cette fureur et cette brutalité propres aux femmes en perpétuelle quête d’une passion amoureuse d’où résulte, la plupart du temps, une non moins perpétuelle frustration. « Je ne rêve que de cette perfection-là, sans être encore sûre de l’atteindre : être la dernière femme, celle qui efface les autres […] », peut-on lire dans Se perdre.
Les mains des écrivains détiennent un pouvoir secret, dotées qu’elles sont d’une sorte de souveraineté redoutable. Soit elles renforcent, soit elles atténuent le sens des mots. La folle nonchalance de Sagan, la lascivité de Sollers, la sobriété de N’Diaye s’annoncent au travers de la forme, de la chorographie, de la tenue naturelle de leurs mains. Il est heureux que Hannah Assouline ait la grande intelligence de l’œil pour le voir et le talent pour le montrer.[/access]
L’installation Portraits d’écrivains d’Hannah Assouline est permanente. À voir dans la salle « Cahiers du Sud » de l’hôtel d’Avejan, au Centre national du livre, 53, rue de Verneuil, Paris 7e ; réservation obligatoire : 01 49 54 68 65.
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