Hamlet en salle de réveil


Hamlet en salle de réveil
(Photo : Hartwig HKD - Flickr - cc)
(Photo : Hartwig HKD - Flickr - cc)

S’il devait être un personnage de fiction, Patrick Declerck serait Hamlet. Ce psychanalyste, ancien directeur de l’hospice de Nanterre dont il a tiré Les Naufragés, sniper dans le désert d’Arizona pendant son temps libre, s’est vu détecter il y a un peu plus de sept ans « une boule de bizarre opacité radiologique », comprenez : une tumeur cancéreuse située dans une zone difficilement accessible du cerveau. Il en était déjà question dans Socrate dans la nuit (Gallimard, 2008) : une telle bestiole s’apprivoise, à son contact la mort devient une donnée quantifiable en années ou en mois, selon son stade d’évolution. Crâne est le récit à peine distancié de l’opération à cerveau ouvert, patient conscient, réalisée sur Alexandre Nacht, le double autobiographique de Patrick Declerck.

Ce dédoublement n’est pas une coquetterie romanesque, il fait écho à une réalité subie par le narrateur, celle de ne plus s’appartenir dès lors que l’on pénètre dans le labyrinthe médical. À l’objectivation du personnage correspond l’objectivation du corps du patient. Nudité, appareils multiples dans le ventre desquels on disparaît pour que nos entrailles parlent à notre place, douches de Betadine, transformation de l’homme en statistiques. Nacht lutte comme il peut pour continuer à se posséder, pour grappiller des miettes de self-control.

La plus grande partie du récit est occupée par la nuit qui précède l’opération. On recommande à Nacht de s’asperger de désinfectant à heure fixe et de dormir beaucoup. Mais cette « attente d’une aube de fusillés », il veut l’affronter et la posséder à lui tout seul.

« Mourir… dormir, rien de plus, et par ce sommeil dire que nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures habituelles que sont le legs de la chair » lui souffle Hamlet qu’il relit intégralement. C’est qu’il a obtenu du chirurgien de réciter, après l’opération, un passage de Shakespeare pour s’assurer que son anglais et sa mémoire seraient intacts.

Évidemment, Nacht et son double sont des hommes solides à qui la mort ne fait pas peur, des amas de viande satisfaits que les hommes ne soient rien de plus. Crâne se lit souvent comme un manuel de stoïcisme à taille humaine écrit par un schopenhaurien qui sait de quoi il parle. Le patient est à la fois énorme par son physique et par son cynisme. Droit dans ses bottes devant l’éventualité de la mort (3,3% exactement), il ne se laissera jamais aller à l’émotion. Nacht/Hamlet feignent-ils la folie pour glisser impunément sur les êtres et les choses ou sont-ils déjà loin, dans le monde des inconscients, des fantômes, des demi-hommes dont le cerveau a foutu le camp ? La conscience fait de nous tous des lâches.

Nacht tient à « expérimenter la réalité dernière du réel même », durant cette veillée où il s’aperçoit qu’il n’a plus le temps, que les « au cas où » n’ont plus de sens ni de chance de se produire. Son existence est provisoirement réduite à ces quelques heures suspendues. Après, même s’il en ressort vivant et indemne, il ne sera plus le même. À 96,7%, les médecins sont sûrs qu’il sera asymptomatique d’ici quelques mois tout au plus, mais la statistique est dérisoire. Ce voyage est sans retour, de toute façon.

Quand Nacht se réveille, après avoir récité « Demain, et puis demain, et puis demain / Se glisse à petits pas de jour en jour / Jusqu’à l’ultime syllabe du registre du temps… », il retrouve un corps étranger à la place du sien. Ses préoccupations : ne pas faire déborder la bouteille reliée à sa sonde urinaire, la probable mort d’un voisin de salle de réveil, faire une seconde nuit blanche pour réinvestir ce corps meurtri et retrouver Sally, sa chienne, qu’il craignait plus que tout de priver de sa présence.

L’animal sait que la vie et la mort sont des données mathématiques qui se valent : c’est l’écart entre 0 et 1, entre la présence et l’absence, et entre les deux, rien. Alexandre Nacht a vécu au-delà de ce que les hommes tricotent pour se dérober à cette équation, il est parvenu à la limite du monde, là où les Anciens pensaient que la Terre plate s’arrêtait et que l’on risquait de tomber dans le vide. On revient d’une chirurgie du cerveau, d’une tumeur de stade 2, des soins post-opératoires et même de l’aphasie, qui frappe Nacht momentanément.

On ne revient pas de ce bout de la nuit.

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étudie la sophistique de Protagoras à Heidegger. Elle a publié début 2015 un récit chez L'Editeur, Une Liaison dangereuse.

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