Il y a ceux qui insistent que le Hamas et le Peuple palestinien représentent deux entités bien distinctes, qu’il ne faut pas les confondre et que les crimes commis par les terroristes du Hamas n’ont rien à voir avec le Peuple palestinien. Cette distinction est-elle aussi nette que ça ? L’analyse de Georges-Elia Sarfati, philosophe et psychanalyste.
Il n’est pas un jour, dans la logosphère médiatique, notamment du service public, où ne se répètent à satiété de nouvelles formules destinées à atténuer la gravité et l’horreur de ce qui a provoqué, en octobre 2023, la guerre entre Israël et le Hamas. La première de ces formules veut qu’« il ne faut surtout pas confondre le Hamas avec la cause palestinienne », la seconde veut aussi qu’« il faut veiller à distinguer le Hamas et le peuple palestinien ». Examinons en quelques développements précis ce à quoi engage ces formules, ce qu’elles veulent dire et ce qu’elles laissent entendre.
Dans les deux cas, il s’agit de formulations déontiques, qui témoignent d’abord de la nécessité éthique de poser un distinguo entre deux entités qui ne seraient en aucune manière assimilables l’une à l’autre, l’une étant posée comme valant moins que l’autre. Ces mêmes formules assurent que la nécessité de ce distinguo se justifie encore d’une raison logique : s’il ne faut pas associer le Hamas au peuple palestinien, c’est parce que le peuple palestinien n’entretient aucun lien avec le Hamas, mais aussi qu’il subit le Hamas. Ou encore : qu’il est d’autant plus nécessaire de poser une distinction qualitative entre le Hamas et le peuple palestinien que le Hamas n’exprime ni ne représente la volonté du peuple palestinien, ou que s’il l’a exprimée et représentée, il l’a trahie. Un pas de plus dans ce cheminement argumentatif consisterait aussi à déduire tout aussi « naturellement » que la distinction Hamas/Peuple palestinien s’impose d’autant plus à nos consciences que le Hamas n’a ni historiquement ni moralement rien à voir avec le peuple palestinien.
Si nous prenons au sérieux cet enchevêtrement de motifs, il convient alors de sonder quelque peu la raison même pour laquelle ceux qui véhiculent cette opinion tiennent tant à faire valoir une distinction qu’ils présentent comme une différenciation qualitative ? A ce stade, la première justification qui serait susceptible de fonder en cohérence pareille position, consisterait à faire l’hypothèse que, dans l’esprit de ces locuteurs, le Hamas n’est pas recommandable, et que ses membres ont commis des exactions qui desservent et compromettent et la cause et le peuple palestiniens, puisque l’une comme l’autre sont par définition et par principe pures et dignes de respect.
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Si enfin, la logique et l’éthique ont quelque importance en cette matière, il peut s’avérer non moins nécessaire et utile de mettre à l’épreuve des formules en passe de s’imposer avec la force d’évidence des lieux communs, qui ont ceci d’universellement valide que tout en n’étant assignable à personne, ils s’imposent à tous en particulier. La première réaction sensée qu’appelle la compréhension de ces variantes d’une même affirmation : le peuple palestinien est exempt de toute implication vis-à-vis du Hamas, consistera à poser deux variantes d’une première et même question, aussi élémentaire que benoîte : si le peuple palestinien n’était pas dans la disposition belliqueuse que nous lui connaissons depuis les années 20 du 20e siècle, le Hamas, lui, existerait-il ? Ou encore : si depuis le début des années 20 du 20e siècle, le peuple palestinien ne s’était pas enfermé dans le refus violent de la coexistence pacifique avec Israël, le Hamas aurait-il été possible ?
Dans ce même ordre d’idées, le questionnement éthique se déduit aisément : quelle conception mythifiée du peuple palestinien, ceux qui préconisent de le distinguer du Hamas, entendent-ils faire valoir, et pourquoi ? Ce double questionnement permet d’en expliciter un troisième, celui-ci purement factuel : Existe-il en dehors du peuple palestinien une représentation du Hamas ? Plus précisément : Le Hamas existe-t-il en dehors de la bande de Gaza ou des villes de Cisjordanie/Judée-Samarie ? En résumé, pour ressaisir en une seule interrogation l’enjeu moral, éthique et factuel des trois précédentes questions, osons une pointe sémantique : le Hamas est-il vraiment étranger au peuple palestinien ?
La distinction Hamas/Peuple palestinien, imposée au terme d’un implicite présenté comme un fait indiscutable, du type : il y a le Hamas d’un côté, et de l’autre le peuple palestinien, et les deux ne se rencontrent pas – cette distinction, disons-nous, fonctionne comme la mise en scène d’une antinomie insurmontable. Ainsi, le « peuple palestinien » serait régi par une éthique politique située aux antipodes de l’éthique criminelle du Hamas, et si les deux désignations trouvaient place dans un dictionnaire de langue, ou un glossaire d’axiologie, elles seraient définies comme antonymes l’une de l’autre. Par exemple : « Palestine (peuple de-) : antonyme/contraire, Voir Hamas » ; et réciproquement : « Hamas : antonyme/contraire, Voir : Palestine (peuple de -) ».
A l’issue d’une double vérification, la tautologie lexicographique conclurait au caractère radicalement exclusif de ces deux entrées. En sorte que le locuteur francophone y vérifierait, pour sa plus grande réassurance cognitive, ce que les médias lui ont inculqué : le Hamas est une chose, le peuple palestinien en est une autre, et il n’y a aucun lien entre les deux. Ou si des liens pouvaient par extraordinaire être établis, ces liens seraient purement fortuits.
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Force s’impose à nous cependant de laisser une petite place au doute méthodique, s’agissant de donner tout crédit au faisceau d’évidences charriées par notre formule médiatique. Après l’avoir mise à l’épreuve de la logique, de l’éthique, et de la sémantique, faisons crédit à la manière dont ces deux nouveaux lieux communs s’articulent au nouage verbal de l’inconscient.
Dire : « Le Hamas n’a rien à voir avec le peuple palestinien, ni avec la cause palestinienne », c’est construire une assertion au prix d’une double négation. L’arithmétique élémentaire nous enseigne que deux négations forment une affirmation (« moins et moins font plus », enseignait-on aux enfants). Mais lorsqu’il s’agit de considérer chez les adultes l’usage insistant de la négation redoublée, cela s’appelle un déni. Le déni a été défini par Freud, avec le clivage et la résistance, comme un mécanisme de défense. Contre quoi ? Le plus souvent, contre la reconnaissance d’une vérité qui peut s’avérer blessante pour l’identité consciente du sujet. Un déni consiste donc à nier ce que l’on ne veut pas admettre, et le niant avec force, cela consiste à admettre par le biais de la négation ce que l’on entend nier, et que ce faisant l’on affirme. Donc : non seulement le Hamas ne se distingue pas du peuple palestinien, mais il est ou aura été, entre 1987, date de sa fondation, et jusqu’à 2023, date de l’épanouissement de son programme criminel dans des crimes contre l’humanité, l’expression politique et éthique la plus manifeste de la cause palestinienne.
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A présent revenons à une dernière considération sémantique. Si le Hamas et le Peuple palestinien n’entretiennent pas une relation d’antonymie, ni d’antinomie éthique, ni de contraire logique, comme l’analyse psychanalytique du déni a permis de le démontrer, les deux termes – avec les réalités sociologiques qu’ils recouvrent – définissent bien une relation positive, et plus précisément une relation de partie à tout. A tout le moins, comme nous l’a violemment démontré l’histoire, le Hamas est au moins un sous-ensemble du « peuple palestinien », et – en l’état des lieux – l’expression actuelle la plus représentative de la « cause palestinienne ». Le Hamas est un méronyme de l’ensemble palestinien[1], exactement comme un wagon de train est partie intégrante de la composition du train. Et quels sont donc les autres composantes de cet ensemble ? En l’espèce, il s’agit des différentes formations de la moribonde « Autorité palestinienne », connue pour sa passivité complice avec l’idéologie et le programme du Hamas, qu’elle n’a pas désavoués, et que de surcroît elle cautionne à tous égards, au vu et au su du monde entier.
Une ultime question se pose et s’impose alors : en usant du déni pour ne pas caractériser comme il se doit pourtant les rapports du Hamas et du peuple palestinien, et pour prétendre du même élan qu’une Autorité Palestinienne « restaurée » serait de nature à représenter une alternative institutionnelle digne et viable pour représenter les « intérêts du peuple palestinien », de quoi ou contre quoi ceux qui soutiennent cet autre lieu commun ravaudé cherchent-ils à se défendre ? Peut-être, tout simplement, contre l’épreuve de l’histoire. Peut-être aussi cherchent-ils ainsi à garder du déshonneur la « cause palestinienne », et lui conserver – malgré tout – une légitimité, ou assurément, une immunité qui à ce jour n’a plus même pour elle le bénéfice du doute.
[1] La méronymie décrit une relation hiérarchique, partitive entre deux mots d’une langue : le méronyme A d’un substantif B est un substantif qui désigne une partie de B.
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