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Halte aux commandants couche-tôt!


Il y eut la querelle des Anciens et des Modernes, la ligne de démarcation, le conflit des générations et, plus récemment, le choc des civilisations. Mais la vraie faille qui divise le monde, et peut-être même l’univers, c’est l’opposition irréductible qui divise les lève-tôt et les couche-tard !

Ayant un jour entendu un farceur expliquer que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, certaines personnes crédules, niaises ou peu observatrices ont adopté ce credo et font de la possession du monde par réveil dès potron-minet un objectif de vie quotidiennement renouvelé.

Quelle que soit l’heure de son premier rendez-vous, voire l’absence totale de quelque rendez-vous que ce soit, le lève-tôt est debout dès 5h30 et se pointe à la boulangerie alors que le boulanger ensommeillé enfourne ses premiers pâtons. Il se coince alors quelques baguettes sous le bras et se dirige au pas de charge vers le lieu stratégique entre tous : la table du petit-déjeuner. Certes, le monde lui appartient, mais ledit monde pionce toujours. Le lève-tôt s’affaire, dresse la table, presse les oranges et prépare le café. Mais le monde, visiblement réfractaire à l’idée d’appartenir à un tel agité, continue à dormir.

Depuis des générations, les lève-tôt ont inventé d’astucieux systèmes pour tirer leurs contemporains des bras de Morphée, réveils, cloches, grelots, coucous suisses ou marteau-piqueurs. Mais à l’instar du diplodocus se hérissant progressivement de piques pour décourager le T-Rex, les couche-tard ont développé des clapets auditifs qui insensibilisent leurs tympans dès qu’ils sont en position couchée !

Mais les meilleures choses ont une fin et tôt ou tard, et en l’occurrence, plutôt tard, les paresseux finissent par s’ébrouer et, dans un dernier bâillement, se décident à quitter la douce tiédeur de leur couette et à rallier, vaille que vaille, la fameuse table du petit-déjeuner où le beurre a fondu. La dégustation des oranges pressées, du café et de la baguette au beurre fondu achève de dissiper les résidus de leur coma à peine vigile. La tribu des couche-tard est sur le pont, le babil commence, les projets pour la journée s’ébauchent. Sans les couche-tôt car ceux-ci, affamés – pensez, il y a déjà bien 4 ou 5 heures qu’ils ont englouti leur sportif petit-déjeuner -, dissimulent mal leurs gesticulations autour du barbecue. Car disons-le tout net, le point d’achoppement le plus violent entre les deux structures claniques, c’est l’heure du repas. Venant d’engloutir ses croissants, le couche-tard souhaite prendre une douche et se raser avant le premier pastis alors que le lève-tôt, lui, en est déjà à son deuxième Saint-Raphaël. La solution la plus logique serait d’adopter le brunch, salé-sucré, avec miel et salaisons, fromages et confitures, café-crème et vin du pays, selon les desiderata de chacun, mais pour une raison encore non élucidée, les lève-tôt sont de farouches ennemis du brunch.

Alors, tandis que les couche-tard, ragaillardis par ces deux repas consécutifs élaborent les excursions, visites, jeux, randonnées ou descentes en kayak de l’après-midi, les lève-tôt, eux, commencent à piquer du nez. Seul leur orgueil ombrageux et leur volonté d’airain les retiennent de succomber à la méridienne, aidés, avouons-le, par une quantité impressionnante d’expressos bien tassés.

La visite de Chambord ou de Fontaine-de-Vaucluse, les dégustations des caves bourguignonnes et les pédalos du Verdon semblent avoir été créés uniquement pour offrir aux deux tribus une zone de non-agression, une sorte de plateforme éphémère où l’on peut se parler et même s’entendre.

Mais déjà se profile le spectre du dîner. Les couche-tard, parfaitement réveillés pour le coup et soucieux de rembourser le petit-déjeuner, ou culpabilisés par leur fainéantise moralement indéfendable, voire tout simplement tonifiés par l’escalade du Mont Ventoux, s’activent à la confection du dîner à grand renfort d’éclats de rire. Les lève-tôt, épuisés, filent prendre une douche tandis que la cuisine vrombit telle une ruche et que s’accumulent zakouskis pesto-mozza, parmigianas parfumées, gigots d’agneaux tapenades, chèvres chauds et tartes flambées. Et la fracture réapparaît autour du marc de Beaujolais quand les couche-tôt, soucieux de retenter dès le lendemain leur excitante expérience de possession du monde, soupirent déjà après leur pyjama de flanelle alors que les lève-tard envisagent un bain de minuit ou une marche aux flambeaux. Dans une dernière et honorable tentative de ramener sur le droit chemin ce troupeau égaré, la tribu des couche-tôt évoque entre deux bâillements mal réprimés l’indicible beauté du lever de soleil mais les couche-tard, à force de se coucher tard, justement, l’ont déjà vu et font valoir, goguenards que c’est bien joli mais que ça ne vaut pas un coucher de soleil !

Convaincus que plus rien d’intéressant ne peut se produire passé 21h30, les lève-tôt vont se coucher tôt, laissant la place aux couche-tard qui ont, eux, la courtoisie de faire le moins de bruit possible afin de ne pas les réveiller !



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Romancière et scénariste belge, critique BD et chroniqueuse presse écrite et radio. Dernier roman: Sophonisbe.

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