Tout s’est passé très vite, si vite que je n’ai pas vu le coup venir. C’était lors de la « tempête de cerveaux » d’où sortit, telle Vénus de sa coquille Saint-Jacques, le thème de ce dossier : « Sous les pavés, la France ! » Une superbe accroche assurément, avec son côté provoc’ droitière bien dans la manière de Causeur comme j’aime. Et chacun, dans l’enthousiasme de cette trouvaille, d’égrener à son tour les multiples « questions d’actualité » – comme on dit dans nos Chambres d’enregistrement – à aborder dans le cadre de ce dossier « beau, grand et généreux » comme la France elle-même : laïcité, communautarisme, islam, burqa, minarets, Zemmour, etc., sans oublier bien sûr le vrai-faux débat sur l’identité nationale.
Et moi de ramener ma fraise en ajoutant : « Et les juifs ? » Comment parler de la France aujourd’hui sans évoquer la question des relations entre Israël et les juifs de France ? Parce que quand même, sans me vanter, notre pays[1. La France, donc.] a bel et bien importé chez lui le conflit israélo-palestinien, ou judéo-arabe, ou isaaco-ismaélien pour les plus théologiens d’entre nous. Au point même d’en faire un élément « clivant », comme on dit, de notre sempiternel débat droite-gauche.
Au-delà des jeunes-des-cités, la droite n’accuse-t-elle pas une certaine gauche d’« antisémitisme déguisé en antisionisme » ? Au-delà du Front national, la gauche ne soupçonne-t-elle pas toute la droite d’une « islamophobie » même pas déguisée, sous laquelle pointerait même le museau du racisme ? Et puis surtout, quand on s’appelle Causeur, n’est-ce pas pour causer librement de tout – y compris des sujets qui pourraient fâcher[2. Pas question de les dénoncer, ce n’est pas mon genre, mais il y a des juifs à Causeur – et haut placés !] ?
[access capability= »lire_inedits »]J’ai compris un peu tard mon erreur : déjà, la reine Élisabeth m’avait chargé d’écrire, sur cette « question complexe », comme elle a ajouté sans ironie, le papier que je me serais volontiers contenté de lire ! La prochaine fois, promis, je réfléchirai avant de me taire. Mais là, c’était un peu tard : il a bien fallu que je m’y colle…
Pour « importer un conflit », il faut être deux
Bon, reprenons au début, comme on dit dans les gardes à vue. La « proche-orientalisation » du débat politique national ne doit rien au hasard. Elle a au moins une première cause évidente : la présence en France de quelque six millions de personnes d’origine maghrébine[3. Est-ce que je compte là-dedans les clandestins ? Certes non ! Par définition, même Hortefeux serait bien en peine de le faire…] aux statuts infiniment variés, du citoyen au clandestin (drôlement rebaptisé « sans-papiers », comme s’il les avait égarés…)
La responsabilité de cet état de fait n’incombe évidemment pas aux intéressés, mais à nos gouvernants, infoutus depuis quarante ans de mener une politique cohérente en matière d’immigration. Les frontières d’un pays qui se respecte ne sont pas les battants de porte d’un saloon, bon sang ! Quant au droit du sol, il implique l’assimilation des impétrants. Pour avoir perdu de vue ces évidences, la France se retrouve avec sur les bras, si l’on ose dire, des millions de gens qu’elle « intègre » à l’aveuglette, au risque de se désintégrer.
Mais trêve de banalités ! Pour « importer un conflit », il faut être deux, et je tiens que ce sont les juifs de France qui ont commencé – comme on dit dans les cours de récré. Je le tiens même de la première manif à laquelle il m’ait été donné d’assister. C’était en 1967, au moment de la guerre des Six-Jours. Cette année-là − à peine sevré ! − je sortais un soir du Drugstore où j’avais tété ma glace préférée[4. Un « Chocolate rock », pour les historiens : le genre de goûter qui rendait impossible tout dîner.]. Sur l’avenue des Champs-Élysées, il y avait une petite foule : des gens défilaient dans la bonne humeur en brandissant des drapeaux et en scandant des slogans. La fête, quoi !
Renseignements pris auprès des participants, il s’agissait d’une « manif de soutien à Israël » – qui, en l’occurrence, n’en avait guère besoin, mais ça je ne l’ai su qu’après. Sur le moment, comment vous dire ? J’étais jeune, il faisait beau, l’ambiance était cool et mes nouveaux amis m’ont tout expliqué : en gros, Israël[5. Que je situais alors vaguement sur une autre planète.] était un « bastion de l’Occident » menacé par des hordes barbares. Comment ne pas sympathiser ?
En plus, au premier rang figuraient non seulement Enrico Macias – que je trouvais déjà ringard comme Tino Rossi –, mais surtout Johnny, « l’idole des jeunes » dont je faisais partie. Pour tout dire, je lui devais même ma première prise de conscience politique… L’année d’avant, je m’étais découvert « droitier » en prenant parti, tout seul dans ma chambre, contre les Élucubrations d’Antoine – qui voulait l’enfermer « en cage à Medrano » – et surtout pour sa réponse proto-houellebecquienne : Cheveux longs et idées courtes[6. Depuis, le combat entre eux s’est déplacé sur le terrain de la lunetterie.].
Malgré mon enthousiasme, quelque chose m’a vite chiffonné : outre un « Israël vaincra ! » somme toute logique, le principal slogan, c’était : « Les Français avec nous ! » Gulp ! Je me souviens même de m’être dit in petto : « Ah bon, Johnny il est juif ? Et les juifs ne sont pas français ? »
Sans le savoir, j’assistais là au premier mouvement de raidissement, voire de repli identitaire de certains juifs de France (et de sionistes agrégés, si j’ose dire, comme Johnny).
Pourtant, à l’époque, il y avait en France environ vingt fois moins de Maghrébins, et pas du tout de communautarisme arabe, ni a fortiori musulman. Tout a changé au tournant des années 1970, avec l’attentat terroriste de Munich et l’arrivée au pouvoir de Giscard[7. Qui était fait pour diriger la France comme moi pour être major de l’ENA.].
Entretemps, la « guerre d’agression » menée par Israël avait été dûment condamnée, au nom de la morale, par l’Union soviétique, les dictateurs du tiers-monde, l’ONU, la gauche et même le Bon Dieu – version vaticane, cru Paul VI. Une condamnation restée purement platonique, certes, grâce à l’indéfectible allié américain ; n’empêche ! Il devenait compréhensible, voire légitime, que les juifs de France se sentent chaque jour un peu plus solidaires de leurs frères israéliens – montrés du doigt, vilipendés, voire désignés à la vindicte mondiale en tant que « fascistes »[8. Comme déjà Nixon en 68, ou de Gaulle dès 58 : « Le fascisme ne passera pas ! », criait la gauche analphabète face au danger de la Constitution Debré.].
Le raidissement communautairese généralise
Le problème, du point de vue français, c’est que, depuis quarante ans, ce raidissement a tendance à se généraliser. Il est vrai aussi que, dans l’intervalle, la communauté arabo-musulmane est devenue le terreau d’un « nouvel antisémitisme » à base de solidarité politico-religioso-radicale et de frustration sociale.
C’est même là toute la difficulté : une sorte de montée aux extrêmes que rien ni personne ne semble en état de maîtriser. Il n’est pas jusqu’à notre cher Finkielkraut qui n’en vienne à s’alarmer… d’un simple dialogue Debray-Barnavi[9. Lettre à un ami israélien, de Régis Debray.] ! Ces deux-là, s’inquiète-t-il, n’auraient pas pris en compte l’essentiel, à savoir « l’extrême vulnérabilité d’Israël ». Comme si cet État, pour assurer sa survie, ne s’en tenait pas strictement au mot d’ordre maoïste : « Compter sur ses propres forces ! »
Quant au fameux « processus de paix », c’est comme le monstre du Loch Ness : avec le temps, aucun riverain n’y croit plus – hormis une extrême gauche improbable[10. Pardon pour le pléonasme.] et quelques intellos bruyants. La paix, comme chacun sait, on la signe à Rethondes, une fois qu’on a gagné !
Je crains qu’aujourd’hui en France « nos » juifs n’aient tendance, notamment face à « nos » Arabes, à reproduire les schémas israéliens : une mentalité obsidionale débouchant sur une fuite en avant stratégique. C’est d’autant plus dommageable qu’ici, si ça se trouve, on n’est même pas encore en guerre !
Sérieusement, puisqu’on parle France, comment ne pas pointer le danger pour sa cohésion nationale ? Comme si elle n’était pas déjà assez mal prise, entre une mondialisation qui la rapetisse, un Occident perdu, une Europe introuvable et une Asie déjà assise à table…
Dans ces circonstances délicates, les patriotes conscients et organisés, qu’ils soient juifs, cathos ou dadaïstes, n’ont pas le droit de se prêter à la tribalisation du débat public. Bien sûr, la gauche n’aspire qu’à ça : incarner une fois de plus – comme elle en a pris l’habitude depuis qu’elle écrit l’Histoire – la générosité tous azimuts face à une droite recroquevillée sur ses phobies.
Ce sont les institutions qui font les hommes, et non l’inverse
Mais la politique, c’est autre chose : Principiis obsta !, comme disent mes derniers amis latinistes. À l’intention des autres, disons simplement qu’il faut s’en prendre aux causes et non aux effets. Comme je l’ai déjà habilement suggéré, la présence sur le sol national de millions d’étrangers, dont beaucoup ont la ferme intention de le rester, n’est que la conséquence d’une gestion directement inspirée d’Ubu roi.
Alors, on fait quoi maintenant ? Chassons-les, ils reviendront au galop ! Humilions-les, ils deviendront cette base « de masse » dont rêvent néo-marxistes et islamistes… Attention, je ne prétends pas non plus avoir en magasin des solutions toutes faites : je ne suis même pas candidat pour 2017 comme Copé ! J’aspire seulement, en tant que citoyen, à des lois plus justes qui, disons, traiteraient les politiciens comme les immigrés. Provocation ? Sûrement pas, vous me connaissez ! Ou alors juste provocation à la réflexion.
Dans ces deux groupes, par ailleurs pléthoriques, tout se passe comme si certains n’étaient là que par intérêt… Un rééquilibrage entre droits et devoirs n’aiderait-il pas, ici et là, à séparer le bon grain de l’ivraie ?
L’idée est simple : encourager dans leur voie les seuls politiciens qui ont vraiment la vocation de servir la France, et les seuls immigrés qui ont pour vocation d’en faire partie, c’est-à-dire d’en faire leur patrie.
Ah oui, encore un truc : si par extraordinaire on m’écoutait, même à titre posthume, encore faudrait-il s’occuper d’abord des premiers. Les lois ne valent pas mieux que les hommes qui les font ; or ce sont les institutions qui font les hommes, et non l’inverse ; donc il convient d’adapter les institutions aux hommes, et pas le contraire.
« Gouverner, c’est contraindre », disait le regretté Georges Pompidou. Après quarante ans d’incurie, il nous faudra au moins des moines-soldats pour contraindre ce pays à retrouver les moyens de sa survie, tant la décadence est plus douce. Et comme l’exemple ne peut venir que d’en haut, je propose pour commencer une modeste réforme du statut du chef de l’État, articulée autour d’un mandat présidentiel de dix ans non renouvelable. Ça devrait lui permettre de songer au long terme sans plus se préoccuper des coteries et des partis. Bref, la classe monarchique dans le respect des principes républicains : qui dit mieux[12. Pierre Boutang bien sûr, mais il est mouru.] ?
BHL, « juif d’affirmation »
– « Et les juifs dans tout ça ? », répondront les plus attentifs d’entre vous. Eh bien justement, j’allais y revenir. Assimilés de longtemps et fiers de l’être à juste titre, faisant même « souvent partie de l’élite »[13. Comme dit Élisabeth Lévy dans son livre d’entretiens avec Robert Ménard, Les Français sont-ils antisémites ? (Mordicus, 2009). C’est bon, je suis couvert ?], ils doivent eux aussi montrer l’exemple – aux Français de papier comme aux « Gaulois » assoupis sur leur souche.
À cet égard, comme à l’ordinaire, Bernard-Henri Lévy constitue une assez fiable boussole à l’envers. Je ne parle pas de son dernier pamphlet, intitulé en toute simplicité De la guerre en philosophie ; l’auteur, censé déconstruire le kantisme en vingt pages, y appelait à sa rescousse un philosophe imaginaire – autant dire un collègue. Outre cette perle d’inculture saluée par toute la critique, la collection de printemps 2010 griffée BHL comportait un pavé de mille pages qui, du coup, fut injustement négligé.
C’est pourtant ce qui nous concerne : Pièces d’identité[14. Ne dirait-on pas le titre d’un one-man-show ?] collige l’essentiel des Discours & messages du bonhomme depuis quatre ans. Et au milieu coule un chapitre – fleuve de 250 pages, toujours aussi sobrement titré : Génie du judaïsme (salut Chateaubriand, ça va, et toi ?) BHL s’y pose en « juif d’affirmation », face à des « juifs d’assimilation » qu’il n’a pas de mots assez durs pour fustiger. Des lâches, tout simplement, puisqu’ils auraient « renoncé à leur identité » en acceptant le triste sort réservé aux juifs par la Révolution française : « reconnaître tous les droits à l’individu, aucun à la communauté ». Et de s’en prendre notamment à l’insoutenable légèreté du dénommé Raymond Aron, qui opta pour l’assimilation alors même qu’il avait connu l’antisémitisme nazi.
Bernard-Henri, lui, c’est l’inverse : au nom de drames qu’il n’a pas connus, il appelle au repli sur l’Aventin identitaire sans même en mesurer les conséquences. La preuve : ça ne l’empêche pas de prôner, dans la foulée, « une séparation absolue entre les convictions privées et l’espace public ». Incohérence ? Que non pas ! Simplement, savez-vous, le judaïsme est le contraire d’une conviction privée : « un trésor intellectuel universel ».
Devant une telle argumentation, on reste coi, mais qu’importe ? L’essentiel, Zemmour l’a déjà dit à BHL lors de leur rencontre sur le ring de Ruquier[15. « On n’est pas couché », 3 février 2010.] : comment combattre le communautarisme islamique quand on en revendique un autre ? « Tariq Ramadan n’est pas votre pire ennemi ; c’est votre meilleur disciple ! » En gros, si un communautarisme, quel qu’il soit, l’emporte sur le patriotisme, on est cuits ! Dans le cadre national en revanche, rien n’empêche personne d’afficher ses affinités électives quelles qu’elles soient.
C’est clair ? En tout cas, ça l’était pour ce vieux con de Raymond Aron, qui critiqua durement la politique proche-orientale du Général[16. De Gaulle, Israël et les juifs, Plon, 1968.], mais pas au point d’en faire une obsession ni même un créneau. Un bouquin sur quarante, pas plus – et pas le plus important, selon l’auteur lui-même. C’est que le Raymond se considérait comme un juif français, et non pas simplement comme un juif de France[17. Ni a fortiori comme un « juif polonais né en France », selon le titre des Souvenirs obscurs de feu Pierre Goldman.]. Moi, j’aurais encore préféré Français juif, mais vous me direz, je ne suis pas juif !
Bref, c’est un des avantages de notre bel idiome par rapport au pidgin ou à l’esperanto : la possibilité, non pas d’une île, mais d’un archipel de nuances. Chez nous, Monsieur, les mots ont un sens et leur agencement aussi ! Les mépriser serait faire preuve d’un antisémantisme primaire et dangereux.
Aron par exemple, à mes yeux, avait tous les défauts : libéral, atlantiste et plus intelligent que moi. Mais pas « juif » ! BHL, en revanche, qui a tous les talents, a en particulier celui de m’horripiler ; m’est avis qu’il serait même redoutable, si les « vraies gens » venaient à l’écouter.
Quant aux juifs en général, qu’est ce que vous voulez que je vous dise ? Comme l’expliquait à peu près la Bible, il y en a autant de sortes que d’étoiles dans le ciel ou de grains de sable dans la chaussure… Simplement, la France, en ce moment, a bien assez de grains de sable ; elle aurait plutôt besoin de regarder les étoiles ![/access]
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