Propos recueillis par Olivier Prévôt
Causeur. Vous êtes psychanalyste et l’on vous doit déjà de nombreux ouvrages. Le livre que vous publiez ces jours-ci, Le Complexe de Caïn, qui explore la question de la fraternité, apparaît comme un travail théorique directement en lien avec l’actualité, c’est-à-dire le terrorisme.
Gérard Haddad. Les attentats ont effectivement capté mon attention, ma réflexion. Je suis fidèle en cela au commandement lacanien : « Sur le réel de notre temps, il faudrait quand même que les analystes se concentrent. » Et ce livre s’inscrit dans le prolongement du précédent, Dans la main droite de Dieu, où je posais les premiers jalons d’une psychanalyse du fanatisme, en particulier religieux. L’écho qu’a rencontré cet ouvrage, les questions, les débats qu’il a suscités ont ouvert de nouvelles voies. J’avais consacré un chapitre à la fraternité et j’ai senti la nécessité d’approfondir cette question.
Et quel fut l’élément déclencheur ? Le point de départ ?
Quelque chose a commencé à prendre forme il y a quelques années, je crois. J’avais été invité au congrès d’unification des psychiatres tunisiens. C’était inouï pour moi : j’ai perdu la nationalité tunisienne il y a des années, je ne suis pas musulman, je vis à Paris… et on me demandait de prononcer l’intervention de clôture de cette réunion ! Il fallait être à la hauteur de ce geste. Je demeure très attaché à la Tunisie et au monde musulman. C’est là que j’ai grandi, tout de même. Quelque chose a donc surgi en moi. Je l’ai accueilli d’abord, organisé, travaillé ensuite. Et j’ai proposé à mes hôtes une réflexion autour du mythe biblique de Joseph, c’est-à-dire autour de la question de la fraternité, entre conflit et réconciliation.
Au début de votre livre, vous relevez une chose singulière : on a multiplié les appels à la fraternité après les attentats, sans beaucoup s’intéresser au fait que les Kouachi comme les Abdeslam… sont précisément deux couples de frères…
Oui. On présente la fraternité comme la solution. Je prétends qu’elle est le problème. On appréhende spontanément la fraternité comme[access capability= »lire_inedits »] une chose ayant à voir avec la tendresse, la solidarité. Chacun sait d’expérience – il suffit d’avoir un frère ou une sœur – que c’est au minimum plus compliqué. Freud, même s’il a peu développé cette question, a mis en évidence que l’irruption de la fratrie suscite un désir de fratricide. La fraternité ne va pas de soi. Elle se conquiert. Elle s’élabore dans une approche, dans un travail de reconnaissance mutuelle. La présence du frère pose un problème. Et pour le résoudre, il faut commencer par le mettre à plat. La fraternité repose sur le refoulement d’un désir de mort du frère. Si on pose le sentiment de fraternité comme une évidence obligatoire, immédiate, non problématique, on ne fait que mettre de l’huile sur le feu. Et l’agressivité refoulée se déplace, décuplée, vers un autre objet.
On est face à un étrange paradoxe. Les islamistes ne cessent de proclamer l’urgence et la valeur de la fraternité, et infligent au reste du monde ce que l’on sait…
Quand on se dit frères, quand on le proclame avec une certaine énergie, voire de la véhémence, c’est en général pour s’en prendre à quelqu’un d’autre. Mahomet déclare ainsi aux gens de Médine « Nous sommes des frères ! »… Dans la foulée, on fait assassiner 800 juifs de l’oasis. L’affirmation très appuyée de la fraternité intracommunautaire s’accompagne souvent d’un accès d’agressivité contre ceux qui ne font pas partie de cette communauté. Encore une fois, il s’agit du processus de déplacement mis en lumière par Freud.
Les frères Kouachi, c’était un peu « toi et moi contre le monde entier ».
On peut dire les choses comme cela, si vous voulez. Il s’agit d’un cas typique de refoulement de la pulsion fratricide… qui resurgit ailleurs. Mais les frères Kouachi ou les frères Abdeslam font partie d’une montée générale de la violence. Tout le monde sait que le lien social est affaibli. Et le lien social, c’est le lien fraternel.
Et selon vous, en tant que psychanalyste, d’où vient cet affaiblissement ?
Du déclin de la parole du père.
Comment ça ?
Dans ce livre, j’ai dessiné les bases d’une nouvelle topique freudienne où il y aurait, en équilibre et en interaction, deux conflits fondateurs. Le conflit œdipien et le conflit « caïnique ». Du conflit œdipien émerge la loi – la castration symbolique. C’est cette loi qui tempère et tient en bride l’agressivité caïnique ou fraternelle. La fraternité originaire, c’est le fratricide ! Ce qui émerge de l’œdipe, c’est la loi protectrice du père. Quand la loi paternelle décline, Caïn prend le dessus. D’où l’explosion de violence à laquelle nous assistons.
Vous évoquez le « complexe caïnique ». Pourriez-vous le définir précisément ?
Il y a un objet que l’enfant désire. La mère, son attention exclusive. Cet objet, qu’il a perdu, qu’il désire, il s’aperçoit que le frère, lui, le possède. Et donc, pour le récupérer, il faut tuer le frère.
Vous dites aussi « J’ai dessiné… »
Oui, j’ai élaboré quelque chose. Mais Lacan n’était pas loin de cela. Prenez le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse. Lacan commente : « Ce qui se rapproche le plus de ce que j’appelle la Loi, ce sont les dix commandements. » Or les dix commandements sont hantés par la question de la rivalité fraternelle. Et quand la Bible prend la peine de dire « Et ton frère vivra avec toi », c’est parce que, justement, cela ne va pas de soi. Ce n’est pas spontanément, ce n’est pas par amour que le frère a le droit de cohabiter. Mais parce que l’Éternel l’ordonne.
Avec ce livre, vous nous proposez une intelligence du phénomène terroriste en rupture avec le discours selon lequel expliquer serait déjà excuser
Je ne veux, bien. évidemment, rien excuser. Mais les échos qui me parviennent des centres de déradicalisation sont effarants. En fait, des milliers de jeunes sont concernés. C’est une terrible maladie. Et nous sommes interpellés en tant que psychanalystes. Pour combattre une maladie, vous devez la connaître. Vous n’imaginez pas un oncologue qui se contenterait de déclarer qu’il est « opposé au cancer ». Il lui faut comprendre le processus. C’est ce que j’essaie de faire.
Finalement, la fraternité, c’est vraiment le problème ?
Non, bien sûr. C’est la solution. Mais à une condition : ne pas oublier qu’à l’origine, la fraternité, c’est le meurtre. Il nous faut construire à partir de là, à partir de cette vérité, et surmonter la pulsion originelle. Mais c’est difficile, et ça prend du temps.
Le Complexe de Caïn, terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle, de Gérard Haddad, éditions Premier parallèle, 116 p., 12 €.
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