Habermas, Piketty, deux naïfs en terre d’islam


Habermas, Piketty, deux naïfs en terre d’islam
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Les nations déchues n’osent plus commémorer que leurs malheurs et elles lèchent leurs plaies avec beaucoup d’adjectifs. C’est notre cas. Cela nous rend incapables d’accepter les raisons toutes simples que se donnent ceux qui nous frappent, parce que ce ne sont pas des raisons dont nous pourrions nous prévaloir, et que nous nous sommes privés de l’instinct de conservation qui nous permettrait de les comprendre.

C’est ce qui apparaît dans les opinions exprimées récemment par le philosophe allemand Jürgen Habermas (entretien dans Le Monde du 21 novembre 2015) et par l’économiste français Thomas Piketty (dans son blog du Monde du 24 novembre 2015).

Djihad et islam: rien à voir?

Habermas considère que ce sont les conditions de vie que connaissent les musulmans en Occident, marquées par « les destins ratés de l’intégration », qui expliquent le recours à la violence. Si les gens se radicalisent, c’est « afin de regagner leur amour-propre ». Mais le « fondamentalisme djihadiste », estime-t-il, « n’est en rien une religion ». Ce n’est qu’« une forme absolument moderne de réaction à des conditions de vie caractérisées par le déracinement ».

Pourtant invoquée par les auteurs des attentats, la religion n’est donc pas une raison valable. Tout s’explique par les conditions de vie dégradées d’un islam déraciné, qui se trouve chez nous sans se sentir chez lui en raison du « préjugé », de la « méfiance », du « rejet » et de la « peur » dont nous faisons preuve à son égard, précise Habermas, qui considère que la crainte du remplacement d’une culture par une autre est dans le cas présent une pure sottise.[access capability= »lire_inedits »]

Le mot « déracinement » n’appartient pas au vocabulaire de la gauche, il y a donc quelque surprise à le trouver dans la bouche de Habermas. Il implique que l’individu a une généalogie, une histoire, un territoire, qu’il est plus vaste que lui-même et qu’il trouve une bonne partie de ce qu’il est, de ce qu’il pense et de ce qui le fait agir dans sa propre culture ; dans la langue qu’il parle, par exemple, et qu’il n’a pourtant pas inventée. Le mot « déracinement » signifie ici que des populations transplantées peuvent perdre leur « amour-propre » et recourir à des fictions religieuses pour tenter de le retrouver. Ce qui est sous-entendu, c’est qu’il existe des conditions de vie adéquates dans lesquelles une population se trouverait en accord avec sa culture, sa religion, ses aspirations : lorsqu’elle vit chez elle, où s’enfoncent ses racines. Or cela, c’est une idée de droite. C’est l’idée selon laquelle toute culture et toute religion aspirent à la souveraineté. Lorsqu’elles ne la trouvent pas, elles la recherchent par tous les moyens. Et l’enracinement est précisément la condition dans laquelle la culture propre est dite souveraine. La thèse de Habermas revient donc malgré elle à défendre l’idée que si la violence de l’islam en Occident s’explique par le « déracinement », la transplantation de populations comporte un risque quand elle se fait de mauvais cœur ?

Or l’islam, incontestablement, aspire à la souveraineté, non seulement chez nous, mais dans sa terre natale, au Moyen-Orient. Les Kurdes en savent quelque chose, à qui Turcs, Arabes et Perses ont toujours opposé que l’État-nation était une mystification coloniale destinée à cacher le fait que la seule véritable communauté était celle des croyants et que c’était donc sans importance qu’ils en fussent privés – tandis qu’eux-mêmes en jouissaient. L’islam n’a d’ailleurs jamais connu de situation où il se trouvait minoritaire et subordonné sur le plan politique et religieux. Il n’a ni théorie ni expérience de la légalité républicaine. En tant que système théologico-politique, est-il prêt à renoncer à la souveraineté dans les pays où il est pour le moment minoritaire ?

Habermas fait preuve d’une singulière ignorance lorsqu’il prétend que le djihadisme ne peut avoir rien de proprement religieux, étant simplement le fruit du déracinement. S’il est vrai que tous les musulmans ne sont pas djihadistes, on sait de source sûre que tous les djihadistes sont musulmans. Alors pourquoi retirer au djihadisme sa dimension religieuse ?

De deux choses l’une, soit on se trouve dans l’impossibilité de comprendre le djihadisme du fait de préjugés qui nous rendent sourds à des discours qui ne sont pas les nôtres ; soit on craint de condamner l’islam avec lui, ce que ne sont pas près d’accepter ceux qui restent persuadés que seul l’Occident est capable de méchanceté. Dans le cas de Habermas, il y a également le souvenir des crimes effroyables de l’Allemagne au xxe siècle, qui détermine sa crainte de dire quoi que ce soit qui pourrait nuire à l’Autre.

Il n’empêche, dénier au djihadisme sa nature religieuse est profondément injuste et ethnocentrique. S’il fallait qu’il ressemble au piétisme luthérien pour être religieux, alors non, en effet. Car l’islam est toujours politique et religieux à la fois. La guerre sainte appartient à cette vision totalisante. Dire qu’une institution de l’islam n’est pas religieuse car elle est politique ou militaire trahit une profonde mécompréhension de cette religion, pour qui la loi divine est source de toute loi humaine. C’est au christianisme qu’il revient d’avoir établi une distinction infranchissable entre le spirituel et le temporel, pas à l’islam. Et cette idée, qui est au fondement même de la société occidentale moderne, on peut douter que Habermas la récuse, tant il ne comprend la religion qu’à travers elle, en dépit du fait qu’elle n’est qu’un phénomène local, particulier, historique.

Le djihad n’est pas « une forme absolument moderne de réaction », contrairement à ce que prétend Habermas : d’abord, il n’a pas été inventé en Occident, terre de mécréance, mais en terre d’islam. Dès ses premiers pas, l’islam est une religion de conquête. De plus, c’est en terre d’islam aujourd’hui, en Syrie, en Irak, en Libye, au Soudan, en Afghanistan et au Pakistan, que le djihadisme fleurit, avec bien plus de force encore que dans les cités occidentales. Et si la protestation d’« amour-propre » adopte chez nous, parmi les musulmans déracinés, la fausse apparence d’une religion, selon l’hypothèse de Habermas, il n’échappe pourtant à personne que c’est bien au nom de celle-ci que ceux dont nous parlons agissent. Même s’ils se trompent, c’est ainsi qu’ils se déterminent. S’ils n’ont pas rejoint les Brigades rouges ni même Jean-Luc Mélenchon, dont le discours s’adresse pourtant directement aux causes incriminées, c’est qu’ils voient le nœud de leur ressentiment dans la situation de l’islam. Au nom de quoi refuserions-nous de les prendre au mot ?

Piketty, survolté mais désinvolte

Le problème que nous autres occidentaux avons avec l’islam – ce que tout le monde sait et que Habermas s’évertue à dénier – c’est que l’islam ne paraît pas près de céder sur le point de la souveraineté. Il ne s’agit pas chez lui d’un malaise social mais d’une exigence culturelle fondamentale, née et mûrie en terre d’islam. L’islam se sent blessé dans son « amour-propre » lorsqu’il ne bénéficie pas de la pleine souveraineté.

Piketty, de son côté, relève que le Moyen-Orient est « la région la plus inégalitaire de la planète », que des ressources pétrolières considérables sont concentrées dans des États minuscules et que – « au-delà des affrontements religieux » – le terrorisme se nourrit de cette situation.

Ici, l’argument semble différent ; mais c’est toujours pour trouver d’autres raisons que celles données par les intéressés eux-mêmes. L’« amour-propre » n’est plus blessé chez nous, mais en terre d’islam ; ce n’est plus le « déracinement », mais l’« inégalité » qui en est la cause. Cela est parfaitement exact et parfaitement simpliste, aussi simpliste que de dire que les gens sont souriants quand ils vivent dans un pays ensoleillé et qu’ils ont l’air sombre quand le ciel est couvert.

Tout d’abord, l’expression « au-delà des affrontements religieux » est bien désinvolte. Elle écarte négligemment ce qu’on devrait justement commencer par comprendre. De plus, le simple constat que ce ne sont pas ceux qui souffrent de l’inégalité, mais au contraire ceux qui en profitent, qui suscitent et financent le terrorisme, ne manque pas de mettre à mal une thèse aussi superficielle et de laisser penser que le vrai problème ne se pose pas en termes d’inégalité mais de soumission, mot qui traduit littéralement « islam » en français.

Prenons un contre-exemple. Les États-Unis sont un pays très inégalitaire, mais on ne lui connaît pas le désordre qui est celui du Moyen-Orient. Il y a donc une autre cause en jeu. Peut-être que l’inégalité n’est pas contraire à la stabilité, une fois alliée à un système répressif efficace, comme au Moyen-Orient, ou à un contrat social la justifiant, comme aux États-Unis. Par ailleurs, l’inégalité est très ancienne au Moyen-Orient. Peut-être même que cette région a toujours été « la plus inégalitaire de la planète ». Il n’est pas impensable non plus que la variable que l’on a voulu chasser du calcul, la variable religieuse – c’est-à-dire l’islam comme forme de vie théologico-politique – ait une responsabilité directe dans cette « inégalité » et dans cette « poudrière », de même, comme l’observait Max Weber, que l’éthique protestante a une responsabilité directe dans l’esprit du capitalisme.

Regardons le cas de la Syrie. Il y a dix ans, ce pays connaissait l’ordre. Ce n’est pas l’inégalité qui a créé le désordre, mais l’effondrement du régime totalitaire et de son appareil policier, à la suite de manifestations pacifiques d’abord, d’« affrontements religieux » ensuite. Penser que le djihadisme est lié aux inégalités qui ont cours, c’est une platitude de bon ton qui ne froissera personne. Mais soutenir que la dimension religieuse est de deuxième ordre, en-deçà des contraintes économiques, pour comprendre le djihad, c’est prendre les musulmans pour des imbéciles.

Nageant dans l’ethnocentrisme et le refus de l’histoire, Habermas et Piketty ont en commun de ne pas prendre au sérieux les motivations de ceux qui agissent. Les vraies raisons ne sauraient en aucun cas être religieuses et culturelles. Sinon, il faudrait se résigner à dire que l’islam a une part de responsabilité dans la situation des musulmans, ce que ni l’un ni l’autre ne sont prêts à faire, pour des raisons qui leur appartiennent et qui mériteraient d’être disséquées. Dès lors, les terroristes islamistes n’ont rien à voir avec l’islam et ne sont que des pantins. Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Mais n’est-ce pas la preuve d’une arrogance sans nom, et même, la marque d’un paternalisme qui n’est neuf que parce qu’il se met à marcher sur la tête, que de disqualifier les raisons que se donnent ceux qui agissent et de prétendre qu’elles sont le contraire de ce qu’ils croient, et plus encore, que nous sommes seuls à connaître les vraies causes de leur haine et que la clé de leurs malheurs se trouve dans notre poche ?[/access]

Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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