C’est un petit livre singulier, à la fois drôle et tragique. Une manière d’Ovni. Avec Haute époque, Jean-Yves Lacroix, (né en 1968 près de Grenoble, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, libraire de livres anciens et traducteur des oeuvres d’Herman Melville et de William Blake) a la curieuse idée de dresser un portrait en creux de Guy Debord. Un essai? Une biographie? Que non! Un roman, un vrai. Equipé de personnages, d’une construction subtile, d’une intrigue et d’atmosphères.
Lacroix nous conte l’histoire d’un libraire qui, après une conduite en état d’ivresse, se retrouve embastillé en compagnie de Guy Debord. La scène se passe le 1er décembre 1994, dans une cellule du commissariat du boulevard Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Le narrateur ne comprend pas ce qu’il fait là d’autant plus que les biographes de l’inoubliable situationniste situent son décès la veille, le 30 novembre, vers 17h30.
S’ensuit un court portrait qui donne toute la dimension du talent d’écriture de l’écrivain Jean-Yves Lacroix : « Je dégrisais seul depuis deux heures en répétant le serment de revendre mon véhicule sitôt ma liberté recouvrée, quand la porte s’est ouverte sur un hurluberlu curieusement attifé. J’ai su plus tard que Guy Debord se targuait d’une ressemblance physique avec l’acteur Philippe Noiret, mais cette nuit-là, c’est à Coluche que j’ai pensé. Dans un rôle d’empereur romain marqué par la mélancolie, le soir du sac de la Ville, avec sa toge de lin blanc en tristesse et, par endroits, copieusement souillée de sang. L’oeil vitreux qu’on voit aux poulpes sur les mauvais étals, le visage d’un gamin rondouillard, et sur le cou, sur les parties du torse qui s’offraient nues au regard, couvrant l’intégralité des bras et, plus bas, des jambes, la pilosité d’un marcassin. Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage. »
Il n’en faut pas plus pour que le narrateur-libraire se retrouve obsédé par l’écrivain. Il se lance dans une longue enquête qui va aussi changer sa vie. En traquant Debord, n’est-ce pas le secret de sa propre existence qu’il cherche à percer? Au cours de ses pérégrinations, le libraire rencontre de drôles de personnes. Des adorateurs, des détracteurs; des lucides opprimés; des quasi-fous. Félipe, lui, déteste notre Guy. «Il le jugeait arrogant, donneur de leçons, un authentique fumier. Chaque fois que je le lui parlais de mes découvertes, il balayait le tout d’un geste large. »
C’est avec le même Felipe que le narrateur a commencé à boire. Felipe en parle bien de l’ivresse. Trop bien peut-être; ça fait un peu peur tellement c’est juste et précis. La lecture pourrait même en être déconseillée aux abstinents, tant ces quelques mots pourraient les inciter à replonger. La scène se passe dans un bistrot de la rue Gay-Lussac, à l’angle des Ursulines. « J’étais à jeun, nous avons commandé une pression, puis une autre, à la troisième, dans le ventre, la poitrine, derrière la nuque et les oreilles, d’un coup quelque chose est venu, s’est attardé. Pour la première fois de ma vie j’ai atteint un état de calme sensationnel, une respiration qui m’a fait dire : Dans ce soupir, je suis chez moi. »
Plus que la traque même, c’est son métier de libraire qui lui donne l’occasion de faire d’étonnantes rencontres, comme celle de la veuve d’un dadaïste allemand, effectuée à Limoges, en mars 1995 – soit quelques mois après le mystérieux échange dans la cellule de dégrisement avec Debord. Car depuis qu’il a rencontré l’internationaliste dipsomane, les affaires du commerçant en vieux livres n’ont cessé de prospérer. Il monte donc à bord d’un train Corail, se rend à deux pas de la cathédrale où réside la dame, dans une HLM perdue dans la brume. Une rencontre qui vaut encore son pesant de littérature. On se croirait chez Simenon ou Calet. Lacroix a du savoir-faire; il détient un véritable talent : »Grelottant dans le froid humide, les bras croisés sur son tablier miteux, elle m’attendait sur le seuil. Toute menue, chaussée de pantoufles trouées, on aurait dit une souris de réforme. Dans le séjour où elle m’a invité à pénétrer, rien de témoignait que le vent de l’esprit avait un jour soufflé. Pas le moindre bibelot, pas de tableau pour accrocher le regard, pas le dos d’un livre, mais de solides armoires en bois de chêne, fermées à double tour, et des meubles à tiroirs. »
Elle s’appelle Marthe; il la surnomme Dame Marthe. Elle avait connu le dadaïste dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait seize ans; il en avait cinquante quatre. Elle avait posé nue pour lui. « J’avais la fibre artistique, que voulez-vous?« , lâche-t-elle au libraire qui regarde les photographies qu’elle lui tend, jette un coup d’œil sur les documents anciens, et lit des dizaines de lettres. Parmi la liste des correspondants, il trouve le nom de Guy Debord. Ca ne l’étonne pas. Et ça ne fait qu’attiser son besoin d’en savoir plus sur celui qui ressemblait bien plus à Coluche qu’à Philippe Noiret.
La fin du livre – qu’il ne faut en rien dévoiler – relève à la fois de l’horreur, du grotesque, de l’absurde. De la mélancolie altière. Elle démontre – mais était-ce bien nécessaire? – que Guy Debord, tout agaçant qu’il fût, était un grand.
Haute époque, Jean-Yves Lacroix, Albin Michel, 2013.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !