« Trésor national » : cette distinction accordée à Guy Debord (1931-1994) par le ministère de la Culture, en 2008, l’aurait peut-être fait sourire. Cette reconnaissance posthume est forcément suspecte aux yeux de ses thuriféraires gauchistes. Comme pour poser une pierre supplémentaire dans le jardin de ses admirateurs post-situationnistes, la Bibliothèque nationale de France consacre actuellement une exposition entière à notre dernier penseur et écrivain classique[1. « Guy Debord. Un art de la guerre », BNF. Du 27 mars au 13 juillet 2013.].
« Classique », dites-vous ? Voilà qui défrisera les amoureux transis de l’Internationale situationniste (1957-1972) vouant un culte posthume à son illustre fondateur. D’emblée, une question fuse : comment cet indécrottable marginal, qui bouda radios et télévisions jusqu’à sa mort, peut-il connaître les honneurs de la bureaucratie culturelle ? Avec la sottise des maximes proférées sur le ton de l’évidence, d’aucuns vous répondront que le révolutionnaire « situ » était nécessairement récupérable par l’industrie du divertissement.
Si Debord est à la fois classique et maudit, au même titre que Barbey d’Aurevilly, ce n’est pas seulement par son style d’écriture, tout en virtuosité Grand Siècle. Ne nous laissons pas tromper par la virulence acide de ses derniers pamphlets, écrits en réponse aux odieuses accusations dont il fut l’objet après l’assassinat de son ami et éditeur, Gérard Lebovici, en 1984. On y lit des aphorismes mélancoliques − « Je n’ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains et voilà qu’aujourd’hui personne n’en connaît plus aucune »[2. Panégyrique, tome premier, éditions Gérard Lebovici, 1989.] – ou mordants – « Je ne suis pas un journaliste de gauche : je n’ai jamais dénoncé personne »[3. « Cette mauvaise réputation… », Folio-Gallimard, 1993.] – proches des meilleures saillies cioranesques.[access capability= »lire_inedits »]
Si ses réflexions désabusées passent aisément pour cyniques, jusqu’à son suicide surprise, quelques semaines avant la diffusion d’une soirée spéciale « Debord » sur Canal+, G. D. resta en guerre contre l’ordre établi. Mais à l’ère du « spectaculaire concentré », dont les principaux traits sont le « renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel »[4. Commentaires sur la société du spectacle, éditions Gérard Lebovici, 1988.], ces vérités vous attirent les pires anathèmes. Dès les années 1970, délaissant peu à peu le messianisme et les utopies techniciennes d’ultra-gauche, l’inspirateur enragé de 68 met au point une critique non moins radicale de la science et de la technique modernes[5. Une inflexion que confirma la publication tardive de La Planète malade (2004), opus écrit une bonne décennie avant le rapprochement de Debord avec l’Encyclopédie des Nuisances de Jaime Semprun, en 1985-1986.], au-delà des catégories et clivages établis. Moraliste, styliste et clinicien de la modernité, Debord assortit l’éclat de son style d’une perpétuelle remise en cause de ses positions théoriques.
Grâce aux notes éparses rédigées entre 1984 et 1994, restées jusque-là inédites, la Bibliothèque nationale montre cet examen de conscience permanent: « A-t-il souhaité un changement révolutionnaire dans la société ? On est en droit de se le demander », s’interroge-t-il à la troisième personne[6. « Les erreurs et les échecs de M. Guy Debord par un Suisse impartial », fonds Debord de la BNF.]. Et notre procureur/accusé de développer son réquisitoire : « Les ruptures avec quasiment tout le monde accompagnent toute sa vie. » Constant, Raoul Vaneigem et autres René Riesel ne le démentiront pas : congédiés l’un après l’autre d’une I.S. qui ne compta jamais plus de quelques dizaines de membres répartis entre Paris, Copenhague, Bruxelles, Amsterdam et Rome, ils finirent par oublier leur ambition collective d’un dépassement révolutionnaire de l’art. Qu’à cela ne tienne : Debord poursuivit sa route seul, refusant d’enfourcher la monture du guide spirituel du prolétariat.
« Un art de la guerre », annonce l’exposition de la Grande Bibliothèque. Avant d’en déchiffrer le mystère, le quidam s’engouffrera au hasard dans l’une des salles de projection pour y découvrir tous les films de Debord, à la regrettable exception des Hurlements en faveur de Sade (1952). Qu’importe, il se consolera avec In girum imus nocte et consumimur igni (1978), magnifique récit allégorique de l’épopée « situ ».Soudain, une voix lancinante vous glisse à l’oreille : « Les spectateurs ne trouvent pas ce qu’ils désirent ; ils désirent ce qu’ils trouvent »[7. Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du Spectacle », un film de Guy Debord, 1975.]. Après les projections, vous vous ruerez sur les 600 fiches de lecture qui jalonnent la vie de papier de Guy-Ernest. Lecteur compulsif du cardinal de Retz – auquel il emprunta le patronyme de « Gondi » pendant Mai-68 – Shakespeare et Baudelaire, tout autant que de Lautréamont ou de Cravan, Debord arrache décidément toutes les étiquettes dont on l’affuble. Un pas de trop et l’imagination arrive au pouvoir. Ici, le titre de l’exposition prend tout son sens. « Aucune époque vivante n’est partie d’une théorie : c’était d’abord un jeu, un conflit, un voyage »[8. In girum imus nocte et consumimur igni,un film de Guy Debord, 1978.] entendiez-vous tout à l’heure, psalmodié d’un ton monocorde. Ici et là, jaillissent les slogans qui fleurissaient sur les murs du Quartier latin pendant le joli mois de mai – « Ne travaillez jamais » ou « Vivre sans temps mort et jouir sans entraves ». Plus loin, d’innombrables détournements de citations et de brochures de journaux vous assaillent. Belle illustration de la révolution en actes que ces mots d’auteurs détournés par le jeune Guy-Ernest dans ses Mémoires… écrites à moins de 25 ans ! D’une salle l’autre, on comprend que le jeu est l’envers de l’aliénation. Lorsque l’homo ludens retrouve ses semblables − autant que lui-même − dans des dérives improvisées dans Paris, le jeu s’appelle « psychogéographie ».
Clou du parcours initiatique, au détour d’une galerie, l’hommage de Debord à Clausewitz et Machiavel est un grand et bel objet, tout de bois sculpté. Ce « kriegspiel » (jeu de guerre) aux règles tortueuses, dessiné et breveté par Debord, transpose les règles ancestrales des grandes batailles de l’Histoire sur un échiquier figurant la guerre de mouvement. Allégorie de la vie devenue jeu, le plateau de la guerre symbolise l’exclusion progressive des anciens frères d’armes « situs » ainsi que l’esprit de sérieux qui doit commander toute véritable aventure ludique.
La visite achevée, nous nous plierons immédiatement à la sommation finale d’In girum : « À reprendre depuis le début. »[/access]
« Guy Debord. Un art de la guerre », BNF François-Mitterrand. Du 27 mars au 13 juillet 2013.
*Photo : Fonds Debord (BNF).
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