Les descendants de Gustave Eiffel et la Ville de Paris militent pour que le « père » de la célèbre tour fasse son entrée au Panthéon. Mais en regardant de plus près comment l’ingénieur a bâti le monument et son héritage, on a de bonnes raisons d’émettre quelques réserves.
Ingénieur centralien, Gustave Eiffel (1832-1923) fonde une entreprise de construction métallique. Cette fabrique n’est pas parmi les premières de son secteur, mais affiche une belle propension à innover afin de répondre aux problématiques techniques qui se présentent au courant du xixe siècle. Scientifique brillant et passionné, Eiffel bâtit principalement des ponts et des viaducs. Cependant, pour l’exposition universelle de 1889, il reprend l’idée d’un de ses collaborateurs, Maurice Koechlin, relever le défi d’une tour de 1000 pieds, soit 300 mètres de hauteur. Comment rêver meilleure publicité pour lui que cette tour qu’il baptise du nom de son entreprise !
Brillant ingénieur ou affairiste douteux ?
En parallèle, il est appelé à réaliser les écluses du canal de Panama. Ce chantier s’avère vite beaucoup plus coûteux que prévu et, en pratique, hors de portée pour la compagnie qui en a la charge. Toutefois, ses dirigeants s’engagent dans une fuite en avant reposant sur une corruption à grande échelle. 110 parlementaires acceptent des sommes importantes pour permettre de déroger à la protection des petits épargnants. Des journaux sont également payés (dont celui de Clemenceau, La Justice) pour vanter au public l’intérêt du placement.
En février 1889, peu avant l’inauguration de la tour Eiffel, la société du canal de Panama fait faillite. Des centaines de milliers de petits épargnants sont ruinés. En outre, dans les années suivantes, le vaste système de corruption est révélé au public, notamment à l’instigation du journaliste antisémite Édouard Drumont. C’est un séisme politique qui contribue gravement à la montée de l’antiparlementarisme et de l’antisémitisme.
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Eiffel est envoyé en prison, mais libéré après quelques mois de détention grâce à un pourvoi en cassation invoquant un vice de forme. Sa responsabilité semble surtout tenir à un système de surfacturations. Jean-Yves Mollier, professeur émérite d’histoire contemporaine, relève que « sur les 73 millions [de francs] facturés par Eiffel, 30 millions n’avaient pas de justification selon le tribunal ». Un franc-or correspondant à environ quatre euros, ces 30 millions équivalent à 120 millions d’euros, soit quatre fois le coût de construction de la tour Eiffel !
À la suite du scandale, partout en France, on débaptise les rues Gustave-Eiffel et la municipalité de Paris s’oppose pendant trente ans à ce que l’on érige au pied de la tour un buste de l’ingénieur. Et l’on débat encore aujourd’hui pour savoir si Eiffel a été réellement coupable ou simplement bouc émissaire. Cependant, force est de convenir qu’à ce stade, ce n’est pas le dossier idéal pour une demande d’entrée au Panthéon.
Eiffel n’est pas l’auteur de la tour Eiffel
Eiffel demande d’abord à ses ingénieurs de plancher sur cette idée de tour. Il en résulte un projet de pylône certes très haut, mais famélique et presque ridicule. Un tel édifice ne colle pas avec l’esprit d’une exposition universelle : le terme « universel » suppose que toutes les dimensions de l’esprit de création soient mobilisées. La tour, pour ne pas faire tache, doit être à la fois une prouesse technique et une merveille artistique.
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Eiffel change son fusil d’épaule et s’adresse à l’un des grands architectes son temps, Stephen Sauvestre (1847-1919). Ce dernier est issu de la première promotion de l’École spéciale d’architecture (ESA), créée dans le sillage de Viollet-le-Duc pour échapper au classicisme des Beaux-Arts. Sauvestre redessine complètement la tour dans l’esprit des commencements de l’Art nouveau. Il l’enrichit d’un décor magnifique aujourd’hui en grande partie déposé. Il compose une somptueuse polychromie à base de rouge de Venise[1], recouverte de nos jours d’une teinte marronnasse. En outre, grâce à lui, la tour n’est pas seulement un monument à regarder de l’extérieur, elle devient un édifice vivant ouvert au public. Il imagine des circulations, des balcons, des restaurants, des bars… Il en fait l’un des premiers et des plus beaux monuments Art nouveau de Paris. Eiffel, aussi investi soit-il dans ce projet, n’en est pas l’auteur, du moins pas l’auteur principal. Persévérer à lui attribuer la paternité de la tour, ce serait comme dire que Jules II est l’auteur des fresques de la chapelle Sixtine.
Il y a mieux à faire
Pour contribuer au rayonnement de la tour Eiffel, il y a mieux à faire que de transférer Gustave au Panthéon. Mais on revient de loin, souvenons-nous qu’il y a peu, il était prévu d’abattre au pied de la tour une quarantaine d’arbres anciens pour édifier cinq immeubles de bureaux sur le jardin classé du Champ-de-Mars. Il semble que ce projet saugrenu ait fait long feu, mais on attend toujours le retrait des permis de construire. Ensuite, tout l’environnement de la tour est saturé d’un bazar inextricable qui obstrue la vue et favorise la délinquance. Ne pourrait-on pas dégager tout cela, rouvrir au public les charmants jardins anglo-chinois et restituer la clarté de la perspective ? Autre chose : au lieu de repeindre la tour en un bien triste marron foncé, couleur sans légitimité historique et contrecarrant les éclairages, ne serait-il pas possible de rétablir la belle polychromie authentique ?
Allons plus loin, rêvons un peu : ne pourrait-on pas restaurer ce bâtiment emblématique de Paris, qui n’est même pas classé monument historique, en lui rendant ses décors d’origines ? Vraiment, qu’il serait enthousiasmant de restituer à la tour son élégance Art nouveau et sa saveur Belle Époque !
À voir. Eiffel toujours plus haut ! , parvis de la tour, été 2023, dates non encore précisées.
[1]. Voir Causeur, n° 100.