Günter Grass était de l’espèce, en voie de disparition, des « grands écrivains ».
Un de ceux dont même Fleur Pellerin serait capable de citer le nom si on lui demandait d’évoquer une grande figure de la littérature allemande contemporaine. Ce qui distingue un grand écrivain d’un bon écrivain, ce n’est pas l’attribution du prix Nobel – les littérateurs estimables, mais mineurs, couronnés par l’Académie suédoise sont légion – mais la rencontre d’un homme de lettres avec son peuple, l’Histoire et l’universelle humanité. Ecrire dans une langue majeure, appartenir à une nation porteuse de tragique historique est, certes, un avantage pour accéder à ce statut, mais il existe, heureusement, des exceptions : Knut Hamsun et Milan Kundera en sont la preuve. On peut être, également, un grand écrivain en dépit de ses errements politiques ou mêmes éthiques dans le domaine extra littéraire : Jean Paul Sartre et Louis Ferdinand Céline en attestent.
Günter Grass était un grand écrivain de l’espèce roublarde, gestionnaire avisé de son image publique, sachant à merveille ne pas se faire oublier par quelque sortie scandaleuse quand sa production littéraire faiblissait : son coming out en 2006, révélant qu’il avait rejoint volontairement, en octobre 1944, une Panzerdivision SS à l’âge de 17 ans, était un modèle dans le genre bras d’honneur à ses admirateurs politiquement corrects de l’Allemagne petite-bourgeoise. Il avait jusque-là prétendu n’avoir servi, comme beaucoup d’adolescents de son âge, que dans la défense anti-aérienne. Menteur ? Et alors ? Qui ne l’est pas dans cette génération ?
Un seul livre, suivi d’un film culte, « Le Tambour », publié en 1959 et tourné en 1979 par Volker Schlöndorff, suffit à installer Grass dans le panthéon de la littérature mondiale du XXe siècle. On oublie, en général, que ce chef d’œuvre, transcription picaresque de ses souvenirs d’enfance à Dantzig touchée par la fureur nazie, fut élaboré à Paris, lors d’un séjour de quatre ans de Grass dans la capitale française. C’est ainsi qu’il parvint à sortir du provincialisme germanique d’après-guerre et à ne pas se laisser enfermer, comme la plupart des écrivains de sa génération, dans la « Trümmerlitteratur » (littérature des ruines), ressassant l’effondrement physique et moral de la nation allemande. Son œuvre doit autant à Rabelais qu’à Goethe ou Thomas Mann, un coup de génie d’autodidacte sorti du peuple et n’ayant aucun surmoi hégélien ou heideggérien : il importe insolemment dans le sérieux germanique des folies venues d’ailleurs. On ne saurait mieux sentir cette imprégnation que dans le dialogue, enregistré en 1999 par la télévision allemande, entre Pierre Bourdieu et Günter Grass. Ce dernier venait de recevoir le prix Nobel, et Bourdieu avait fait un succès éditorial outre Rhin avec son livre La misère du monde. Ce qui devait être un duo d’admiration mutuelle entre deux auteurs regardant le monde du point de vue des « dominés » fut d’emblée perturbé par un Grass s’étonnant du pesant manque d’humour de Bourdieu…
Autre filouterie : Günter Grass passe aujourd’hui, en Allemagne et ailleurs, pour une « grande conscience de gauche », au motif qu’il s’engagea aux côtés de Willy Brandt, puis de Gerhard Schröder dans leur combat politique pour la conquête de la chancellerie. En fait, Grass n’avait pas d’idées politiques bien élaborées, et seule la détestation de la petite bourgeoisie étriquée – qu’elle s’incarne dans un parti chrétien-démocrate vulgairement économiste, ou dans des fonctionnaires sociaux-démocrates embourgeoisés – guidait son action politique. Son allégeance allait à ses semblables : des dirigeants venus « d’en bas », travaillés par des passions de tous ordres, celle du pouvoir, bien sûr, mais aussi la bouffe et le sexe. L’unification allemande, en 1990, le désola : il y vit la déferlante du consumérisme occidental sur la partie du pays qui en avait été préservée, ce qui faisait de la RDA un conservatoire muséal de l’Allemagne de son enfance. Il fit également scandale en publiant un poème accusant Israël de mettre en danger la paix du monde avec son armement nucléaire, au moment même où Ahmadinejad prônait l’éradication du « cancer sioniste ». Que Grass soit né quelques mois seulement avant Jean-Marie Le Pen n’est peut-être pas tout à fait étranger à ce type de comportement lorsque survient le grand âge…
Günter Grass, jusqu’à sa mort, vécut dans un petit village près de Lübeck, en Allemagne du nord. Il me fut donné de le rencontrer, en 1983, lorsque la campagne électorale du SPD fit halte dans son domaine. Pendant que l’assistance se régalait de l’anguille à la sauce à l’aneth, spécialité locale, je ne pus m’empêcher de constater l’étonnante ressemblance de Günter Grass avec Francis Blanche : même morphologie trapue et massive, même yeux pétillants dans un visage lunaire, même humour ravageur… C’est Blanche, et non Bourdieu, qui eut été son interlocuteur idéal.
*Photo : FRITZ REISS/AP/SIPA/AP20481874_000003
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