Causeur. Depuis le coup d’État manqué du 15 juillet dernier, le gouvernement turc pointe du doigt l’intellectuel et prédicateur musulman Fethullah Gülen et ses disciples. Trouvez-vous ces allégations crédibles ?
Bayram Balci[1. Bayram Balci est chercheur en sciences politique à Sciences-Po Paris. Ses recherches portent sur l’islam politique dans l’espace post-soviétique et la Turquie. Son dernier livre, Religion et Politique dans le Caucase post-soviétique, a été publié cet été par l’Institut français d’études anatoliennes.]. Il faut rester prudent parce que nous ne savons pas tout. Néanmoins, vu l’ampleur de la guerre que se livrent Erdoğan et l’AKP d’un côté, Gülen et son mouvement de l’autre, la question de l’implication des gülenistes dans le putsch est légitime. D’autant que par le passé, des disciples de Gülen ont tenté de déstabiliser la Turquie. Reste que cette implication n’est toujours pas prouvée. À ma connaissance, le dossier manque d’éléments forts, de preuves tangibles. Il est vrai que les gülenistes sont nombreux au sein du Parquet, de la justice, de l’Éducation nationale et de la police. Cependant, l’armée turque, qui s’en est toujours méfiée, et les services de renseignements ont résisté à leur infiltration.
Quand vous parlez de tentative de déstabilisation, faites-vous référence à la diffusion en 2013 d’enregistrements compromettants démontrant le rôle d’Erdoğan et de ses proches dans des affaires de corruption ?
Oui, ainsi qu’à la révélation par des médias proches de Gülen de l’affaire des camions chargés d’armes à destination de l’État islamique en Syrie. Que ces faits soient avérés ou non, une chose est certaine : l’objectif des disciples de Gülen était de mettre en difficulté, voire de faire tomber, Erdoğan ! [access capability= »lire_inedits »]
Quelle est donc votre hypothèse sur les auteurs du coup d’État ?
Je rappelle simplement qu’entre 2007 et 2011, suite aux affaires Balyoz[2. Balyoz : en turc « marteau de forgeron ». Nom de code d’un supposé projet de coup d’État militaire qu’auraient planifié des officiers kémalistes en 2003, en réponse à la victoire de l’AKP en 2002.] et Ergenekon[3. Ergenekon : nom de code d’un présumé réseau composé de militants nationalistes, militaires, journalistes, magistrats et gendarmes constituant « un État profond », dont l’objectif aurait été de se débarrasser de l’AKP au pouvoir depuis 2002. De grands procès ont eu lieu de 2007 à 2009, et plusieurs dizaines de personnes, dont des généraux à la retraite, ont été lourdement condamnés. Cependant, depuis 2013 l’AKP et l’État turc affirment qu’il s’agit d’un vaste coup monté par la mouvance Gülen dont les membres auraient falsifié les preuves et orchestré des faux procès. Après ses révélations, les condamnés ont fait appel.], des militaires ont été (faussement) accusés de fomenter un coup d’État et exclus de l’armée. Ils ont alors été remplacés par des fidèles d’Erdoğan, également proches de Gülen puisque les deux hommes étaient alors alliés. Or certains des putschistes arrêtés en juillet dernier font partie des officiers promus à ce moment-là. Même après 2013, alors que l’alliance entre Erdoğan et Gülen avait été rompue, l’épuration des gülenistes a épargné l’armée. Le Haut Conseil militaire était justement sur le point de lancer la purge lors de sa réunion annuelle en août. Cette information a semble-t-il provoqué le putsch, mené par des militaires qui n’avaient plus rien à perdre.
À cela, il faut ajouter un état d’esprit plus général : ces dernières années, l’armée turque, malmenée par Erdoğan, s’est sentie marginalisée et humiliée. Une partie des officiers s’est inquiétée de sa politique intérieure et extérieure (notamment en Syrie) en totale inadéquation avec l’héritage kémaliste. On peut imaginer que, dans un premier temps, des généraux kémalistes purs et durs aient pris l’initiative. Et ce n’est sans doute que dans un second temps et par opportunisme que des éléments proches de Gülen ont apporté leur contribution.
Après cet éclairage sur les événements dramatiques de cet été, analysons le mouvement Gülen proprement dit : comment le définiriez-vous ?
Le phénomène Gülen est selon moi une « néoconfrérie » issue d’un islam confrérique[4. Cette forme de religiosité se caractérise par le fait que les croyants se constituent en disciples d’un maître qui s’engage à les guider dans leur cheminement spirituel. La confrérie constitue ainsi une communauté bien soudée.] typiquement turc, mais également nourrie par le nationalisme turc. Et après l’installation de Gülen aux États-Unis en 1999, le mouvement a aussi pu être influencé par certaines mouvances religieuses américaines un peu « New Age ».
On entend parfois dire que les gülenistes sont les jésuites de l’islam…
On retrouve en effet chez eux le même souci de l’éducation, le même élitisme – et la même tendance à peser indirectement sur le jeu politique via l’influence et l’infiltration des grandes structures de l’État. D’ailleurs, le mouvement de Gülen s’inspire des écoles missionnaires occidentales – dont certaines étaient jésuites – qui ont largement contribué à la modernisation et à l’occidentalisation du Moyen-Orient et de l’Afrique. C’est dans des écoles de ce genre qu’à la fin de l’Empire ottoman les élites républicaines turques ont été en grande partie formées. Un siècle plus tard, ce modèle permet à Gülen de régénérer les sociétés orientales et de les aider à partir à la « conquête » du monde.
Comment Fethullah Gülen est-il parvenu à créer un mouvement aussi puissant ?
Il occupe tout simplement un « créneau » peu développé en Turquie : l’éducation, à la fois religieuse et laïque. Ensuite, il a su développer le côté « islam modéré » en s’appuyant sur une idée forte : la réussite économique n’est pas incompatible avec la religion. Gülen a rompu avec la vision classique d’un islam voyant d’un mauvais œil la réussite économique. Bref, il propose une version musulmane de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme de Max Weber. Résultat : il a su convaincre et mobiliser les milieux d’affaires turcs en leur disant clairement qu’on pouvait être un bon musulman et un homme d’affaires prospère. Quand la Turquie a connu, dans les années 1980, un boom économique et une vague de privatisations, le mouvement Gülen en a pleinement profité. Puis, dans les années 1990, après la chute du bloc de l’Est, la Turquie s’est tournée vers les Balkans, le Caucase et l’Asie centrale, demandeurs de coopération et d’ouverture sur la scène internationale ; le mouvement de Gülen, porté par le dynamisme du secteur privé qui profitait à ses disciples, était parfaitement placé pour saisir les occasions et s’implanter dans de nombreux pays. Parallèlement, il a été l’une des premières organisations islamistes à développer un discours œcuménique, ce qui a évidemment facilité son installation dans nombre de pays non musulmans traditionnellement méfiants envers l’islam.
Certains pensent que ce discours œcuménique est une stratégie de dissimulation…
En tout cas, il n’a pas ménagé ses efforts. Gülen a rencontré Jean-Paul II dans les années 1990 (n’oublions pas qu’un Turc avait essayé d’assassiner ce pape !), il a développé un discours appelant au dialogue, à la paix et à l’harmonie avec les minorités religieuses en Turquie. Arrivé aux États-Unis à la fin des années 1990, il a creusé ce sillon œcuménique, surtout après le 11 septembre 2001. Les Américains étant ravis de trouver un intellectuel musulman modéré prêchant la paix, il a pu étendre son mouvement en développant ses réseaux éducatifs et culturels aux États-Unis et dans d’autres pays du monde pro-américains.
À cette époque, Erdoğan et Gülen marchaient la main dans la main…
Ils se sont longtemps alliés pour une raison simple : la base sociologique des disciples de Gülen et l’électorat de l’AKP sont peu ou prou les mêmes. Il s’agit de Turcs issus d’une Anatolie conservatrice et pieuse longtemps marginalisée et exclue du pouvoir par les élites kémalistes ultra-occidentalisées. Erdoğan et Gülen avaient le même ennemi et partageaient le même objectif : abattre l’establishment kémaliste turc, méfiant à l’encontre de toute forme de religiosité. Ainsi, entre 2002 (l’arrivée de l’AKP au pouvoir) et 2013, les convergences ont été fortes, et la coopération étroite, notamment contre l’armée dont ils souhaitaient tous deux affaiblir le rôle dans la politique.
Pourquoi ont-ils rompu ?
Quand l’AKP a décidé de prendre le contrôle de l’État, la stratégie güleniste d’infiltration et de création d’un « État parallèle » est devenue problématique. Erdoğan et l’AKP s’étaient appuyés sur les gülenistes, leurs écoles, leurs réseaux et leurs compétences pour s’emparer du pouvoir et s’y retrancher. Mais une fois ces tâches accomplies, ils sont devenus gênants, notamment à cause de leurs velléités d’autonomie. Le conflit était difficile à éviter tant la tension montait depuis 2010. C’est finalement en 2013 que la guerre a été déclarée, quand les gülenistes ont essayé d’affaiblir Erdoğan en montant en épingle des affaires de corruption.
Quelles sont les différences entre l’islam de Gülen et les courants majeurs du sunnisme comme les Frères musulmans, dont est issu l’AKP ?
L’islam des Frères musulmans est politique, il aspire à s’emparer du pouvoir pour islamiser l’État, les institutions et la population. C’est pour mettre en œuvre un projet islamique qu’Erdoğan a conçu la machine électorale qu’est l’AKP.
Gülen, en revanche, s’est toujours beaucoup méfié de l’islam politique. Il préfère agir en coulisses en influençant la société qu’il aimerait certes rendre plus pieuse mais en adaptant l’islam à la modernité occidentale. Son modèle de société – toutes proportions gardées ! –, ce sont les États-Unis, qu’il préfère aux schémas laïcs français et turc. Gülen souhaite créer une laïcité où l’islam a une certaine visibilité dans l’espace public, au lieu d’être relégué dans la sphère privée comme ce fut le cas pendant la période kémaliste.
Par ailleurs, l’AKP partage également la vision de l’oumma des Frères musulmans, c’est-à-dire une conception universelle plutôt que nationaliste de l’islam, alors que Gülen est beaucoup plus turc.
Gülen s’est-il déjà prononcé sur les polémiques françaises autour du voile et de la burqa ?
Gülen est un conservateur pragmatique qui essaie d’éviter les polémiques sur les questions qui fâchent. Quand on l’a interrogé sur le voile, il a répondu que c’était une question de détail dans l’islam. Dans son mouvement, beaucoup de femmes sont voilées tandis que d’autres ne le sont pas. En cela, il est assez différent d’Erdoğan qui en fait un symbole important.
Que sait-on de l’homme Gülen ? On ne peut pas dire qu’il dégage un charisme évident…
Vous n’êtes pas sensible à son charme parce que vous ne comprenez pas ses discours en turc et que vous n’êtes pas musulman ! Mais ce discours touche un Turc moyen, réceptif aux questions religieuses et identitaires, fier de l’histoire de la Turquie et du passé ottoman. Et puis Gülen sait sentir l’atmosphère : pendant un prêche, il dit ce que la foule veut entendre, il se montre fort ou vulnérable, il lui arrive même de pleurer en public. Il parle avec un accent anatolien de Turc moyen, et son style n’est ni élitiste ni sophistiqué. Gülen puise beaucoup dans le jargon ottoman et utilise souvent des expressions en turc, en arabe et en persan, ce qui lui donne l’image d’un homme instruit.
Son mode de vie simple fait aussi son effet : spirituellement à la tête d’un empire colossal avec des écoles, des entreprises partout dans le monde, et bien qu’il habite dans un ranch aux États-Unis, il vit de manière très modeste. Il n’est pas marié et ne l’a jamais été, alors que, dans l’islam, le mariage est plutôt recommandé. Gülen affirme qu’il se consacre entièrement à sa mission : servir la cause de l’islam et des musulmans. De la bonne communication, pensent certains. Peut-être. Tout ce qu’on peut dire est que ça marche…
Ses disciples et les différentes associations qu’ils contrôlent forment-ils un mouvement structuré ?
Il y a plusieurs degrés d’adhésion. Le mouvement Gülen n’est ni un parti politique auprès duquel on peut être encarté ni une association. Et pas non plus une secte avec un rite d’initiation. Le niveau le plus bas d’adhésion est constitué d’employés des institutions supposées appartenir à la mouvance (des entreprises, des écoles, des médias). Ceux-ci ignorent parfois qui est Gülen. En France, il existe plusieurs structures d’accompagnement scolaire gérées par des gens qui s’inspirent des idées de Fethullah Gülen. Elles emploient des citoyens français lambda qui ignorent tout de Gülen.
Mais on trouve aussi des gens véritablement influencés par ses écrits, qui lui sont dévoués et revendiquent ouvertement leur adhésion au mouvement, tout en menant leur existence et leur carrière d’éditeur, de journaliste, d’écrivain ou de professeur. Et enfin, il y a les membres du premier cercle, cinq ou six dirigeants stratégiques proches de Gülen. On les connaît, mais on ne sait rien de leurs responsabilités respectives. Ce milieu restreint cultive une culture du secret, contribuant un peu plus au mystère qui entoure Gülen et les gülenistes.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !