Fils naturel d’une mère polonaise et d’un père inconnu, Gugliemo Alberto Wladimiro Alessandro Appolinare de Kostrowitsky est devenu français par les lettres. Rebaptisé Guillaume Apollinaire, ce poète lyrique et guerrier est mort des suites de ses blessures deux jours avant l’armistice de 1918. Cent ans après, ses rimes imprègnent toujours la culture populaire aux côtés de Rimbaud, Aragon et Prévert.
Dans Paris-Tombouctou, Paul Morand raconte qu’en 1928, alors qu’il procédait à ses ablutions matinales, en pleine savane africaine, il se rasait en récitant « La Chanson du mal-aimé » de Guillaume Apollinaire :
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Morand s’avisa alors qu’Apollinaire était mort depuis dix ans et qu’il était un des rares poètes dont on pouvait encore apprendre les vers par cœur. Il ne savait pas encore, d’ailleurs, que ce poème, comme tant d’autres, serait repris par Léo Ferré ou Mouloudji et serait un succès populaire…
Je ne suis pas Morand, mais pour ma part, quatre-vingt-dix ans plus tard, quand il m’arrive de me rendre à la Maison de la radio, ou même au hasard d’une randonnée où il faut traverser un pont, spontanément, c’est la première strophe du « Pont Mirabeau » qui me revient, poème qui lui aussi a souvent été interprété par des chanteurs, y compris des chanteurs à minettes, comme Marc Lavoine :
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Apprendre un poème par cœur, à force de le relire et parce que tout un jeu de rimes, de rythmes, d’assonances, d’allitérations nous y aide, fait partie du bonheur d’être au monde : le poème le redouble, le met en perspective, l’enchante un instant… Cette question du « par cœur », cette possibilité, aussi, pour le poème de devenir une ritournelle, est plus importante qu’il n’y paraît. Après Apollinaire, il n’y aura guère qu’Aragon et Prévert pour être à leur tour des poètes qu’on entend à la radio, des poètes dont, pour paraphraser Charles Trenet, les chansons courent encore dans les rues longtemps après qu’ils ont disparu.
Certains, un peu crispés sur le caractère sacré de la poésie, vous diront qu’il s’agit d’un sacrilège ou bien, que si la poésie descend aussi facilement de son Olympe pour aller se promener sur les lèvres des jolies filles, c’est qu’elle n’était pas vraiment de la poésie. C’est pourtant tout le contraire, et Apollinaire lui-même en était convaincu, dans « Zone », par exemple : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà pour la poésie et pour la prose il y a les journaux »
Cela signifie juste que sa poésie est vivante, qu’elle devient une dimension de la vie quotidienne, qu’elle peut encore sortir de la salle de classe et des cénacles universitaires pour devenir cette nymphe de ruisseau ou cette vénus de barrière dont parle Brassens, par ailleurs grand chanteur de Villon, dans « Les Amours d’antan ».
Il serait heureux qu’on voie Apollinaire imprimé sur les tee-shirts à la manière de Che Guevara
L’air de rien, Morand déplorait, en songeant à Apollinaire, la perte de cette dimension familière, comme il déplorait tout ce qui contribuait, en ce vingtième siècle qui se spécialisait dans les carnages planétaires, au désenchantement du monde. « Désenchantement » est à prendre dans tous les sens du terme : il est terriblement logique que la poésie ne chante plus quand le voyage n’est plus qu’un déplacement, que les paysages s’unifient, que les villes se ressemblent toutes et que la guerre elle-même, dès 1914, devient une affaire de technique de la tuerie et d’industrie du massacre. Les choses ont-elles tellement changé depuis, alors que notre époque ressemble de plus en plus à « un soir de demi-brume à Londres » et que le 9 novembre 2018 marquera le centenaire de la mort de notre Orphée artilleur, de notre Merlin des tranchées qui écrivait, dans « Chef de section », qu’il attendait, les yeux fixés sur sa montre, « la minute prescrite pour l’assaut » ?
Qui lit encore la poésie qui s’écrit aujourd’hui ? Soyons honnêtes : plus grand monde et ce n’est pas forcément la faute du lecteur qui manquerait de curiosité ou de sensibilité. C’est, encore une fois, que la poésie ne (se) chante plus et se partage à égalité entre deux tendances : d’une part, un formalisme intellectualisant et, d’autre part, un compte rendu vaguement naturaliste de la vie quotidienne. On est soit dans la tradition de Maurice Scève et Mallarmé, soit dans celle d’un Prévert mal resucé ou d’un Charles Bukowski mal traduit. Le lyrisme, ce cher et vieux lyrisme, qui nous serre le cœur ou le fait battre plus vite, qui nous met la larme à l’œil ou le sourire aux lèvres, est presque devenu un gros mot. On lui préfère, en poésie comme en politique (mais c’est la même chose), le concept désincarné pour montrer qu’on est intelligent ou le détail trivial censé être un gage d’authenticité.
Alors ? Alors, Apollinaire. Il serait heureux que ce centenaire soit l’occasion d’une nouvelle sortie des tranchées, d’un nouvel assaut et pas seulement d’une commémoration parmi d’autres. Il serait heureux qu’Apollinaire devienne un peu plus qu’un de nos plus grands poètes et accède, enfin, au statut de mythe, qu’on le voie imprimé sur les tee-shirts à la manière de Che Guevara et de Rimbaud. Il aurait aimé cela, d’ailleurs, notre cher Guillaume :
Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi
Je vivais à l’époque où finissaient les rois
Il est vrai que Rimbaud, malgré lui, convient mieux à notre temps : qu’importe les contresens, on prend chez Rimbaud la nécessité d’être jeune, rapide, incandescent et de savoir disparaître prématurément : Rimbaud est rock, pour tout dire, facilement assimilable par le tweet et le clip pour des adolescents qui confondent le Harar et les réseaux sociaux.
La vie d’Apollinaire, elle, offre une trajectoire moins météorique. On pourrait tout de même nuancer en observant qu’au bout du compte, il ne mourra qu’un an plus âgé que Rimbaud, à 38 ans. Mais quand Rimbaud cesse d’écrire à vingt et un ans, en 1875, pour choisir une manière de suicide différé en devenant trafiquant d’armes dans la Corne de l’Afrique, Apollinaire, lui, donne l’impression d’avoir eu trois ou quatre vies, parfois simultanément.
Pour commencer, et c’est toujours une bonne chose pour un poète, Apollinaire ne vient de nulle part, puisqu’il est d’origine polonaise et que la Pologne, c’est nulle part, comme nous l’indique obligeamment Alfred Jarry en ouverture d’Ubu roi. Ces deux-là, d’ailleurs, eurent le temps de se connaître et de s’apprécier lors des soirées littéraires de la revue La Plume, aux alentours de 1903. Mais qui Apollinaire n’a-t-il pas rencontré, dans ces années précédant la guerre de 14, où les avant-gardes, comme le cubisme, flamboient avant l’horreur ?
Il naît un 26 août 1880, à Rome, de parents inconnus avant d’être reconnu par sa mère le 3 novembre : c’est Anjelica de Kostrowitzky, 22 ans, issue de la petite noblesse polonaise, devenue demi-mondaine en rupture de ban familial, qui fréquentait la bonne société romaine. Son nom de baptême? Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Appolinare de Kostrowitsky. Son père ? Inconnu, même si les biographes ont de fortes présomptions pour un aristocrate et homme politique piémontais, Francesco Flugi d’Aspermont. Guillaume Apollinaire ne naîtra que plus tard, avec les premières années du vingtième siècle, quand il fera ses débuts, comme critique à La Revue blanche.
Entre-temps, il se verra doté d’un petit frère, né lui aussi de père inconnu. Ensemble, ils seront un temps monégasques, niçois, puis belges du côté de Stavelot, en nourrice ou sous la férule d’établissements religieux, pendant que leur mère vit sa vie avec une gracieuse indifférence à ses rejetons. Elle les laissera même, adolescents, déménager à la cloche de bois d’une pension de famille ardennaise, alors qu’elle est déjà partie pour Paris. Wilhelm de Kostrowitzky, pour l’état civil, Guillaume Apollinaire, dans le monde des lettres, est donc cet homme qui doit s’inventer, cet enchanteur qui apprendra à varier ses métamorphoses, ce Français de hasard et de nécessité. Il expliquera ce paradoxe dans une ébauche d’autobiographie romancée, « Histoire de Claude Auray » : « C’était un étranger. Il n’avait aucune nationalité certaine et bien qu’il fût né à Rome, ses parents étant polonais sa déclaration d’étranger portait selon leur désir “sujet russe”. Mais, comme il avait été élevé en France et qu’il y demeurait depuis son jeune âge, Claude Auray considérait la France comme sa patrie ou plutôt comme une patrie destinée à devenir celle de tous les hommes. Claude Auray était un poète véritable et il voulait donner à la langue française plus de gloire qu’elle en a. »
Ébauche, sans doute, texte marginal dans son œuvre, certainement. C’est pourtant dans ces marges-là que l’on trouve des clefs. Apollinaire n’est pas français par le sang, ni même par le sol, il l’est d’abord par la langue. Il n’empêche que, selon le vieil adage qui veut qu’il n’y ait pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour, Apollinaire donnera les siennes en voulant s’engager dès août 1914, alors qu’il n’est même pas naturalisé. Il lui faut attendre décembre pour que sa demande soit acceptée et qu’il soit affecté au 38e régiment d’infanterie, à Nîmes.
Dis l’as-tu vu Gui au galop
Du temps qu’il était militaire
Dis l’as-tu vu Gui au galop
Du temps qu’il était artiflot
À la guerre
Et c’est encore lui qui insiste pour être versé dans l’infanterie et partir sur le front en Champagne en 1915, où il devient sous-lieutenant et découvre les tranchées. Il apprend qu’il est naturalisé français en mars 1916, quelques jours avant qu’un éclat de shrapnel perce son casque et le blesse gravement, ce qui entraînera une trépanation dont il ne se remettra jamais tout à fait. Les fétichistes apollinariens, dont je fais partie, se souviennent encore avec émotion de l’exposition « Apollinaire à la guerre », qui s’était tenue à l’Historial de Péronne, en 2005 : on y voyait le casque troué et un exemplaire du Mercure de France taché de sang que Guillaume lisait quand il a été touché.
Il y a d’ailleurs quelque chose d’unique, en ces périodes de commémorations de la Grande Guerre, chez Apollinaire soldat. Apollinaire n’est pas un rossignol des charniers façon Barrès, ni un traumatisé définitif façon Céline. Son attitude pourrait même avoir, pour un « lecteur moral », quelque chose de radicalement scandaleux : Apollinaire, « guetteur mélancolique », à défaut d’aimer la guerre l’accepte avec une joie souveraine parce qu’elle est le moyen de se sentir complètement vivant, de faire de la violence le moyen d’éprouver plus intensément encore le sentiment amoureux, l’expérience érotique. Il ne cache rien de l’horreur des tranchées, mais le désir est omniprésent, rendu encore plus impérieux. Il faut lire, par exemple, les poèmes pour Lou ou Madeleine :
Tendres yeux éclatés de l’amante infidèle
Obus mystérieux
Si tu savais le nom du beau cheval de selle
Qui semble avoir tes yeux
Car c’est Loulou mon Lou que mon cheval se nomme
Un alezan brûlé
Couleur de tes cheveux cul rond comme une pomme
Il est là tout sellé
À l’hôpital du Val-de-Grâce, Apollinaire connaît une double reconnaissance, radicalement contradictoire, à l’image de sa vie : il est décoré de la Croix de guerre et reçoit la visite d’un jeune étudiant en médecine sous l’uniforme, un certain André Breton, qui l’admire pour avoir déjà pensé à cette fusion radicale de tous les arts comme dans les idéogrammes lyriques des Calligrammes et mis en avant cette puissance subversive de la poésie qui ne vaut que si elle change la vie. Apollinaire, qui a le premier employé le mot « surréaliste » dans Les Mamelles de Tirésias, et Breton resteront amis jusqu’à la mort de Guillaume, deux jours avant l’armistice, affaibli par cette apocalypse virale qui va achever de décimer l’Europe après le conflit : la grippe espagnole.
Oui, nous avons besoin d’Apollinaire comme nous avons besoin d’un mythe ou d’un modèle : entre les névroses identitaires et les névroses technocratiques de supranationalité nomade, Apollinaire demeure ce poète au cosmopolitisme créateur mort pour sa patrie d’élection. Pornographe d’élite, avec ses « Enfers » et ses Onze mille verges, il préfère les transgressions merveilleuses aux tolérances obligatoires qui masquent mal un néopuritanisme. Aux paysages unifiés de la modernité qui sont en fait très vieux – « À la fin, tu es las de ce monde ancien » –, il oppose la découverte inlassable de formes nouvelles, éternellement nouvelles, en imposant avant tout le monde les noms de Picasso, Braque, Duchamp, Picabia. S’il flirte un instant avec le futurisme de Marinetti, il pressent avec un nez très sûr les prodromes d’une vision totalitaire qui veut gommer le passé et fera d’eux, après sa mort, des soutiens zélés du fascisme. Pour Apollinaire, on peut aimer le merveilleux moderne, mais ce n’est possible, comme il le chante dans Alcools, qu’en réconciliant toutes les traditions, en se plaçant sous le triple signe de Dionysos, d’Apollon et du Christ.
Puisse le centenaire de Guillaume nous servir à entendre de nouveau sa voix, car aujourd’hui c’est elle et seulement elle qui permet encore et toujours de distinguer l’éternité des sentiments sous l’éphémère des modes, de célébrer la lassitude d’un monde qui n’en finit pas de finir, mais sans succomber à la séduction somptueuse et dépressive d’un crépuscule définitif ou d’une glaciation transhumaniste. Et surtout, surtout, de chanter la puissance du désir et du plaisir alors que « Le mégaphone crie / Allongez le tir / Allongez le tir amour de vos batteries ».
Entre sang et soleil, Apollinaire nous revient. Ne laissons pas se perdre un allié si précieux.
Eaux-fortes pour rimes riches
À l’occasion de ce centenaire, ressort un coffret contenant l’œuvre poétique complète d’Apollinaire en six volumes : Alcools – Calligrammes – Le Guetteur mélancolique – Le Poète assassiné – L’Enchanteur pourrissant – Poèmes à Lou (Gallimard/Poésie). Laurence Campa, qui avait été notamment l’auteur en 2013 de la biographie de référence, Guillaume Apollinaire (Biographie/Gallimard), édite et préface une anthologie dans la même collection : Tout terriblement. Outre un choix judicieux, cette anthologie est illustrée par les peintres qui étaient les amis d’Apollinaire et qu’il avait contribué à faire connaître : Matisse, Picabia, Derain, Picasso, Chirico. On y trouvera même Marie Laurencin, qui brisa le cœur de Guillaume, mais à qui il sera beaucoup pardonné puisqu’elle a inspiré « Le Pont Mirabeau ».
Une très belle initiative, également, avec ce coffret contenant le fac-similé de l’édition originale d’Alcools, en 1913, au Mercure de France, rehaussé entre 1919 et 1931 par des aquarelles du cubiste Louis Marcoussis, ami d’Apollinaire. Il s’agissait, en fait, d’un exemplaire unique. Louis Marcoussis, arrivé de Pologne en 1903, s’appelait Ludwik Kazimieirz Wladyslaw Markus et avait francisé son nom sur les conseils d’Apollinaire. Il était littéralement fasciné par Alcools, au point d’avoir illustré pour lui seul, après la mort d’Apollinaire, son exemplaire. Son obsession ne le lâchera pas. On trouvera ainsi également dans ce coffret 40 eaux-fortes de Marcoussis ayant servi à illustrer un tirage limité d’Alcools en 1934, réservé à quelques collectionneurs. Le tout est complété par une étude sur l’approche plastique des poèmes d’Apollinaire par Jean-Marc Châtelain, responsable des livres rares à la BNF (Coédition Gallimard/BNF).
Calligrammes: Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916
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