« Attention, Guignol ! Le gendarme, derrière toi ! » Souvenez-vous quand, gamins, on piaillait à tout rompre devant un spectacle de marionnettes, à la kermesse de l’école. À l’époque, Guignol, le célèbre gone farceur, était harcelé par un agent qui le corrigeait à coups de bâton. Puis Guignol est devenu pluriel, avec la création des Guignols de l’info, en 1988 sur Canal+. Et le rapport de force s’est inversé entre « le gendarme » – les patrons, les flics, les curés – et les rigolos. Dès les années 1990, ce sont les Guignols qui cognent à coups de batte de base-ball dans la poire des marionnettes de Jean-Paul II, Jean-Marie Messier ou Jean-Marie Le Pen, selon les soirs. Mieux, ou pire : ils auraient fortement contribué à la victoire de Jacques Chirac à la présidentielle de 1995, grâce à sa caricature beaucoup plus sympathique que celle de son rival, Édouard Balladur. Désormais, tous les grands médias s’arrachent les bouffons à la mode, et les Guignols n’en finissent plus de faire des petits. Et pour cause : depuis que Michel Rocard a capitulé, il y a quinze ans, en répondant à la question de Thierry Ardisson : « Sucer, c’est tromper ? », non seulement le fou du roi n’est plus puni pour ses crimes de lèse-majesté mais il est plus respecté que le roi.[access capability= »lire_inedits »]
Le roi, quant à lui, doit désormais faire le fou pour espérer garder un semblant de crédibilité.François Hollande est incapable d’inverser la courbe du chômage, comme il l’avait promis ? Qu’à cela ne tienne, il excelle en matière de blagounettes. Quant à Nicolas Sarkozy, il s’est récemment vu décerner par l’illustre Jamel Debbouze son brevet d’humoriste : « Au Jamel Comedy Club, je le signe demain matin. Monsieur Sarkozy, si vous m’écoutez, un stand-upper comme vous, y en a pas beaucoup, et je sais de quoi je parle. » Cette perspective réjouira d’ailleurs Nicole Ferroni, chroniqueuse à la matinale de France Inter, qui avait elle aussi confié dans une émission de Laurent Ruquier, à propos de l’ancien président de la République : « Je suis absolument fan de cet humoriste ! » Bref, désormais, les tout-puissants comiques distribuent bons points et bonnets d’âne à nos dirigeants, évalués sur la base de leurs clowneries. Et gare à celui qui ne rirait pas aux saillies assassines dont on l’accable du matin au soir, parfois en face à face, mais plus généralement par média ou tweet interposés. Quand Bolloré veut en finir avec Les Guignols, nos élus rivalisent donc d’indignation pour sauver « leurs » marionnettes, au nom de la démocratie et de la liberté d’expression.
Résultat : « Les humoristes surgissent de partout », constate le philosophe François L’Yvonnet, auteur de Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade. Et il y en a, explique-t-il, pour tous les « segments », suivant les goûts de chacun : « Il y a l’humour glamour, chic, parisien et cocaïné de Canal+, et celui, potache, des classes moyennes avachies, sur les autres chaînes. » Dans la lignée des Guignols, Groland, Le Petit Journal et tous leurs sous-produits sont toujours les émissions stars de la chaîne à péage. Le service public s’est donc aligné, avec les émissions de Laurent Ruquier sur France 2, pour le populo fan de Mika, ou encore la fameuse matinale de France Inter, rendez-vous radiophonique préféré des profs et des lecteurs de Télérama. Car, qu’il ait pour nom Yann Barthès ou Didier Porte, Stéphane Guillon ou Sophia Aram, François Morel ou Laurent Baffie, Benoît Delépine ou Nicole Ferroni, le Guignol d’aujourd’hui est une star. Ce qui explique l’émergence, chaque année, d’innombrables « jeunes talents » attirés par les sunlights. « À Évry, on met en scène des humoristes beurs apparus la veille, observe L’Yvonnet. Ils débarquent en disant : nous sommes drôles. Ce doit être un effet pervers et tardif de la revendication d’égalité démocratique. » Le nouvel ascenseur social dont rêvent ces jeunes qui ne savent ni rapper ni dribbler mène tout droit des planches de la MJC aux plateaux télé.
Seul problème : depuis qu’ils se prennent au sérieux, la plupart de ces « humoristes » sont beaucoup moins marrants. Didier Porte l’assume, lorsqu’il confie à Arrêt sur images : « Je ne veux pas être systématiquement enfermé dans mon rôle du mec qui fait marrer (…). Il y a des moments où je préfère ne pas être drôle. » À la lecture de certains de ses tweets, on se dit que c’est parfaitement réussi. Exemple : « Nouveauté Canal de rentrée : toutes les interviews de Sarkozy seront en clair. Les autres en crypté. »
Tout le monde ne partage pas cette lucidité. À Natacha Polony qui le qualifiait d’« incarnation du politiquement correct », Stéphane Guillon avait fini par répondre, l’air grave, que son spectacle se jouait « à guichets fermés » en France et en Belgique, et qu’il n’avait pas eu une seule mauvaise critique dans la presse écrite. À vrai dire, la démonstration vaut bien une blague : mon spectacle ne peut pas être si politiquement correct, banane, puisqu’il plaît à tout le monde.
Quoi qu’il en soit, le licenciement des deux compères par France Inter en 2010 avait provoqué un tollé, avec pétition et manif devant le siège de Radio France. C’est que, d’après Jean-Michel Ribes, le patron pas franchement hilarant du Théâtre du Rond-Point, à Paris, il y aurait un « rire de résistance », qui s’oppose courageusement au « rire de collaboration ». Aux armes, citoyens !
Bien entendu, les intermittents Porte et Guillon ont été en leur temps vénérés comme les nouveaux Jean Moulin, à la différence de François Rollin, « viré comme un malpropre » de France Inter ni vu ni connu cet été, ou de Gaspard Proust, remplacé à la rentrée par son prédécesseur dans Salut les Terriens ! : un certain Stéphane Guillon. C’est que, selon Le Monde, Gaspard Proust serait « le Zemmour de l’humour ». Comprendre : réac, machiste, c’est-à-dire « de droite ». De même, Rollin a tenté d’expliquer pourquoi il avait été évincé sans recevoir « le moindre mot » de Patrick Cohen : « Je crains de n’être pas assez bien-pensant pour lui. Je ne suis pas l’homme de l’indignation sur commande, je ne vomis pas dès qu’on prononce le nom de Marine Le Pen, je ne dénonce pas à chaque seconde le harcèlement policier dans les banlieues, je n’agite pas à chaque instant le spectre de l’amalgame et de la stigmatisation… » Collabo ! Heureusement, le professeur Rollin n’en a pas perdu tout humour : « Les raisons qui ont été avancées étaient risibles : que je copiais François Morel, en moins bien et en moins drôle, et que ça n’avait pas la portée d’une Nicole Ferroni. » Amusant, en effet… En tout cas, Rollin attire depuis longtemps des foules de fans, tout comme Laurent Gerra ou Nicolas Canteloup ont les leurs, encore plus nombreux. Sans parler de Patrick Sébastien, champion de l’audience et des campings, ou de Jean Roucas, inventeur du légendaire Bébête Show, le prédécesseur des Guignols, qui a définitivement gagné sa médaille de beauf en ralliant le FN, on vous l’avait bien dit…
On l’aura compris : il y a des choses avec lesquelles la corporation des rieurs ne rigole pas. Dans le métier, ne pas être de gauche est, sinon suicidaire (le succès des trublions précités en témoigne), du moins fort mal vu. L’animateur-producteur Arthur en a fait les frais, lui qui croyait pouvoir se lancer dans le one-man-show après avoir été vu un peu trop près de Sarkozy. Et en plus, il est riche – on notera que nul ne fait jamais cette observation s’agissant des « bons » comiques…
Pourtant, les comiques de TF1 ou d’Europe 1, pas plus que François Rollin ou Gaspard Proust, n’ont jamais appelé à voter Sarkozy sur scène, comme Didier Porte l’a fait pour Mélenchon. Quand l’un s’inspire de feu Raymond Devos et joue volontiers la carte de l’absurde, l’autre allume tous azimuts les personnalités qui font l’actu, sans discrimination de couleur politique, avec un cynisme sans bornes. Chez Canal+ comme chez France Inter ou dans On n’est pas couché, en revanche, l’idéologie prime sur tout le reste. Bruno Gaccio, payé une fortune pour écrire les sketchs des Guignols jusqu’en 2007, a osé conseiller à une patronne de PME, invitée comme lui au Grand Journal, de « vivre avec un salaire d’ouvrier livreur par exemple » pendant six mois. Et d’ajouter doctement, comme s’il en avait la moindre idée : « Vous allez voir, ça change considérablement la vie. » Laurent Ruquier a maintes fois rappelé en plateau qu’il était de gauche, et « regretté » après coup d’avoir « participé à la banalisation des idées » d’Éric Zemmour en l’employant pendant cinq ans. Quant à Stéphane Guillon, sa bouleversante déclaration, en 2010, après son limogeage de France Inter, demeure indépassable : « France Inter, avait-il dit, est une radio de gauche qui se comporte comme la pire entreprise de droite. » Cet aveu confondant, s’agissant d’une radio financée par le contribuable, n’avait guère suscité de protestation – sinon celle de notre patronne…
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que l’humoriste-de-gauche se contente rarement de cette raison sociale. Pour Didier Porte, ils sont aussi « des journalistes de complément ». Depuis les revues de presse de Guy Bedos, alors mitterrandiste militant, les ricaneurs professionnels sont spécialisés dans le commentaire de l’actualité. Les parodies de JT se sont d’abord imposées avec Les Guignols « de l’info », puis Groland. Et, de fil en aiguille, Le Petit Journal de Canal+ a fini par enregistrer de meilleures audiences que Le Grand Journal. L’avantage de la version humoristique, c’est qu’on s’affranchit des règles de déontologie les plus élémentaires du journalisme. Ainsi Didier Porte peut-il tranquillement nous « informer », au lendemain d’une Manif pour tous, qu’un « défilé folklorique » de « demeurés en loden » et de « bigots à deux balles » a réuni 800 000 personnes à Paris, « en contradiction totale avec les tendances lourdes de la société ». Ça, c’est de l’info, coco ! À moins que ça ne soit de l’humour ? Autre privilège du « journaliste de complément », il peut injurier tranquille. Laurent Baffie a le droit, par exemple, de traiter Frigide Barjot de « connasse », et même de préciser sa pensée un an plus tard en l’appelant « la pute ».
Le même Laurent Baffie peut aussi répondre à Thierry Ardisson qui demande « Qui a un petit sexe ? » : « Les Chinois. » Et à la question « Qui sont tous des pédés ? » : « Les Grecs. » Rien de comparable avec une gamine qui traiterait la ministre de la Justice de guenon, puisque chacun sait que l’humoriste est un authentique antiraciste, lui. Sauf bien sûr quand il est question de « racisme antiblanc ». Là, l’impayable Sophia Aram doit intervenir pour clarifier les choses : « Reste à savoir si Jean-François Copé parle de racisme antiblanc pour nous rappeler qu’il existe une proportion de racistes parmi nos concitoyens, quelle que soit leur origine (…), ou s’il s’agirait pour lui d’un phénomène nouveau lié à l’invasion arabo-musulmane raciste et sanguinaire. » Selon la chroniqueuse, laisser entendre que d’autres que les Blancs pourraient être racistes revient « à craquer des allumettes au-dessus d’un jerrican d’essence ». Si Michel Leeb fut voué aux gémonies pour son imitation d’un Noir africain, dont on confondait les narines avec des lunettes de soleil, François Morel ne risque rien lorsqu’il évoque « les dents longues et les oreilles pointues » du Nicolus Sarkozus sanginus. Rappelons que l’antisarkozysme est un humanisme…
C’est aussi qu’à l’exception du Gaulois de base ou de peuplades lointaines, dont tout le monde a le droit de rire, chaque communauté est la seule habilitée à moquer ses propres travers : les Juifs peuvent se moquer des Juifs, les Arabes des Arabes, les homos des homos, etc. Exemple : Claudia Tagbo, black survoltée et bien en chair, décrit sur scène la cambrure « à angle droit » d’une amie à elle, qui, si elle travaillait dans un bar, « ne serait pas serveuse, mais table ». Florence Foresti se charge pour sa part d’entretenir la réputation des mères juives en incarnant Myriam, la belle-maman de Laurent Ruquier. Chacun rit des siens, et grâce au rire identitaire, les vaches sont bien gardées. Et le rire-ensemble, c’est pour quand ?[/access]
Également en version numérique avec notre application :
*Photo : Sipa. Numéro de reportage : 00639948_000016.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !