Avant le Guide rouge dormait dans la boîte à gants, c’était un signe d’émancipation. On pouvait l’attraper d’une main tout en conduisant, le feuilleter sur le tableau de bord, puis allumer une cigarette, et appuyer sur l’accélérateur sans que la famille nous intente une action en justice pour mauvais traitement. La mobilité n’était pas un sujet éthéré d’études mais une réalité sociale. On avalait du bitume profitant des derniers instants de liberté individuelle que les Trente Glorieuses nous autorisaient généreusement. Vas-y môme, profite !
Des haltes gastronomiques consubstantielles à notre identité
Les Français galvanisés par cette embellie économique traversaient le pays en s’arrêtant, au gré de leurs envies, dans d’authentiques auberges de campagne. Oui, à colombages et nappes blanches. Avec le personnel en salle et la patronne pas commode derrière le comptoir. Les haltes gastronomiques étaient consubstantielles à notre identité. Elles faisaient en partie notre éducation sentimentale. Nous étions fiers de nos cuisiniers et de leurs tables étoilées. Ils incarnaient le chaînon manquant entre notre vieille société agraire et la marchandisation d’un monde inquiétant. Puis, un jour, nous n’avons plus eu le droit de rouler, de manger et de prendre la vie comme une farce. Nous étions devenus sérieux, sentencieux et pétris d’humanismes. Nos finances ne nous permettaient d’ailleurs plus d’acheter de voitures neuves (nous les partagions !!!), de partir en vacances, de se nourrir convenablement et de musarder dans nos terroirs. La digitalisation nous passerait le goût du réel.
1880 pages dodues
Ce bon vieux guide, compagnon de tant d’échappées, nous ne l’avons pas pour autant abandonné. Bien sûr, il nous arrive de pester contre lui, mais quand il débarque début février sur les étals avec ses 1880 pages, bien dodues, ses nombreuses cartes et appellations viticoles, les souvenirs remontent à la surface. S’il a quitté l’habitacle de notre automobile, il n’en demeure pas moins un marqueur social. On regrette seulement l’abandon de sa couverture rigide. Et pour les gens de lettres qui font commerce de leurs états d’âmes, sa sortie est aussi essentielle qu’un nouveau dictionnaire. Il est devenu même une source d’inspiration. Une porte vers l’imaginaire. Cette année, avec 621 restaurants étoilés dont 57 nouveaux, sans oublier les Bib gourmand dont la règle est la suivante : un menu à 33 euros maxi en province (37 euros à Paris), le Guide rouge ouvre autant l’esprit que l’appétit. Sur la petite trentaine d’établissements ayant décroché trois étoiles (deux nouveaux en 2018, Christophe Bacquié et La Maison des Bois-Marc Veyrat), on coche ceux déjà visités. Et si une vie pleinement réussie se résumait à faire un carton plein !
Voyage autour de ma table
A la tombée de la nuit, on le compulse sans logique comme Modiano se perd dans les méandres du bottin téléphonique. Chaque page est un sas vers le passé. Les beaux établissements que nous fréquentions enfant, n’ont rien perdu de leur munificence. En Sologne, cette auberge des Templiers, entre Montargis et Gien, toujours au Michelin nous rappelle les gibiers d’automne et le visage d’un grand-père tant aimé. Les grandes maisons comme Saulieu les événements de la vie, l’achat d’une maison, un cancer ou la perte d’un être cher. La Baie de Morlaix à Carantec chez Patrick Jeffroy (à quand trois étoiles ?), un coup de foudre qui dure depuis quinze ans. Ou, en Corse, du côté de chez Dutronc, à Monticello, A Pasturella (meilleur restaurant de l’île), la sensation d’être vivant ! Le Michelin facilite les voyages intérieurs.
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