Comme Emmanuel Macron, le jeune directeur du Guide Michelin entend balayer l’ancien monde. Des maisons traditionnelles ont ainsi perdu leurs étoiles au profit d’une cuisine internationale et aseptisée conforme aux standards d’Instagram. Heureusement, la résistance s’organise.
Ah ! Ce bon vieux Guide Michelin des familles. Jusqu’à présent, les chefs étoilés en faisaient la collection et les présentaient respectueusement sous des vitrines en verre à l’entrée de leur prestigieux restaurant, comme signe d’un lien de vassalité. Maintenant, beaucoup ont la tentation de ranger leur collection au grenier ou d’en faire des cales. Que s’est-il donc passé ? Dans le microcosme de la gastronomie, tout le monde était au courant depuis des mois que l’Auberge de Paul Bocuse allait probablement perdre sa troisième étoile obtenue en 1965. Après l’incendie de Notre-Dame de Paris, voici donc un autre monument hautement symbolique de la France qui se retrouve par terre, comme si les signes d’un passage d’une civilisation à une autre s’enchaînaient sous nos yeux terrifiés. Sauf que, dans le premier cas, il s’agissait d’un accident (sauf preuve du contraire), et dans le second, d’un acte délibéré visant à faire passer un certain message. C’est ce dernier que nous nous proposons d’examiner ici.
Du totem de la gastronomie française au bureaucrate de l’ESSEC
La chute de la maison Bocuse a été perçue comme un séisme par la plupart des chefs français, mais aussi internationaux. Monsieur Paul, comme on le surnommait avec affection et déférence, était depuis un demi-siècle le totem de la gastronomie française. En le désacralisant, le Guide Michelin a fait à la cuisine française ce qu’Emmanuel Macron et Édouard Philippe tentent de faire à la France : l’adapter à une certaine idée de la mondialisation, quitte à provoquer la colère et la révolte du peuple.
Nommé directeur du Guide Michelin en 2018 après être entré dans l’entreprise en 2003, Gwendal Poullennec, 40 ans, diplômé de l’Essec, ressemble étrangement au président de la République et à son Premier ministre : même allure, même costume, même conviction d’avoir raison, même volonté de faire table rase, de tout remettre à plat et, s’il le faut, de marquer son passage par des « actes forts »…
L’an dernier, il s’est ainsi appliqué à couper plusieurs têtes célèbres, celles de Marc Veyrat, Pascal Barbot, Marc Haeberlin, Sébastien Bras, Alain Dutournier, ce qui lui a valu dans le milieu le surnom de « Robespierre ». Et ça marche, la terreur s’insinuant partout, car une étoile en moins, c’est 25 % de clients en moins (les touristes pour l’essentiel). L’omerta règne donc. Les chefs les plus renommés refusent de s’exprimer par crainte de représailles. Sauf que, dans l’édition 2020, sortie le 27 janvier dernier, Gwendal Poullennec a franchi une limite et renversé une idole intouchable : Paul Bocuse, le « Primat des Gueules », notre père à tous… Selon la porte-parole du Guide Michelin, cette décision aurait été prise à l’unanimité, sur la base des repas pris par les inspecteurs. D’où cette question, que nous sommes nombreux à nous poser depuis quelques années : les inspecteurs du Michelin nouvelle génération savent-ils encore goûter un plat ?
Ceux d’autrefois étaient des durs à cuire, capables de vous réciter par cœur la recette de la bouchée à la reine et du filet de sole Fernand Point. Mais les nouveaux ? Pour ma part, j’ai eu la preuve que ces jeunots n’avaient aucune compétence gastronomique en 2014 quand le Guide s’est avisé de supprimer la deuxième étoile de Bruno Cirino, que je considère, et que tous ses pairs considèrent avec moi, comme l’un des meilleurs cuisiniers de France : sanctionner ainsi un type capable de vous servir une langouste pêchée le matin même, rôtie doucement au feu de bois et arrosée d’un succulent jus de poissons de roche parfumé au safran, au fenouil et au basilic, est une « faute grave »…
S’exprimant le 28 janvier dans l’émission « Quotidien » de Yann Barthès, sur TMC, Gwendal Poullennec a confirmé sans s’en rendre compte ce soupçon d’incompétence qui pèse sur son équipe d’inspecteurs, déclarant tranquillement, comme si c’était un signe de « progrès » et d’« ouverture », que cette équipe était précisément composée « d’inspecteurs internationaux »… Comment un Danois, un Espagnol ou un Américain seraient-ils à même de comprendre quoi que ce soit à « une volaille de Bresse cuite en vessie à la façon de la Mère Filioux » telle qu’on la sert encore chez Paul Bocuse ? Un peu comme si on me demandait d’aller au Japon juger la cuisine japonaise.
Pour le chef Alain Dutournier, qui ne cache pas avoir donné l’an dernier une leçon de cuisine chez lui, dans son restaurant, à Gwendal Poullennec, deux heures durant, après que celui-ci l’eut humilié en lui supprimant en même temps sa deuxième étoile du Carré des feuillants et sa première étoile du Trou gascon (où l’on mange tout de même le meilleur cassoulet de Paris), « le Guide Michelin s’est détourné depuis longtemps des chefs-patrons indépendants et promeut une cuisine internationale et aseptisée, sans identité, sans histoire ». Cette tendance remonte aux années 2000, quand certains chefs (Pierre Gagnaire, Yannick Alléno) et certains pâtissiers (Pierre Hermé, Christophe Michalak) ont commencé à affirmer qu’ils étaient des « créateurs » (« créer un plat, c’est comme réaliser un fantasme », dit Alléno) et ont lancé l’idée qu’un repas était désormais une « expérience esthétique ». L’engouement (fugace et éphémère) pour la cuisine moléculaire s’est inscrit dans ce contexte précis, le but de cette nouvelle cuisine hypertechnique étant « la création d’émotions »…
On peut reconnaître à Paul Bocuse le mérite de n’avoir jamais cédé aux sirènes de la cuisine japonisante et moléculaire, et d’être toujours resté lui-même, au bord de la Saône, avec ses copains, ses trois femmes, ses chiens, ses fourneaux : « La cuisine est pour moi la manière la plus simple : une marmite posée au milieu de la table. On soulève le couvercle, ça fume et ça sent bon. »
Et si cette simplicité assumée était ce qu’il y a de plus rare de nos jours ?
Pour notre très estimé confrère, le journaliste gastronomique allemand Jörg Zipprick (auquel nous avions consacré un portrait dans Causeur il y a deux ans [tooltips content= »N° 53, juin 2018. »][1][/tooltips]), l’enjeu de toute cette affaire est finalement très simple : « Nous sommes en train d’assister à la disparition programmée et irréversible de la cuisine française… Tous ceux qui, comme moi, fréquentent les restaurants en voyageant partout dans le monde connaissent ce phénomène : le poisson, cuit sous vide, n’est ni chaud ni froid, la viande, de même, servie en petite portion, et accompagnée de composants hétéroclites sans aucun lien : gelées, mousses, gaufres… Ces plats célébrés par les médias sont très visuels, ils génèrent des likes sur Instagram et sont copiés à la vitesse de la lumière. C’est la nouvelle cuisine internationale, dépourvue de toute authenticité et de toute saveur. Le Guide Michelin a grandi grâce à la cuisine française, mais aujourd’hui, en voyant son palmarès, on se dit que cuisiner français est devenu un handicap ! »
Le contraste est en effet saisissant : il y a quarante ans, ou même trente ans, tous les chefs français qui faisaient la une de Paris Match faisaient de la cuisine française : Bocuse, Chapel, Boyer, Guérard, Senderens, Vergé, Troisgros, Haeberlin, Pic, Charial, Dutournier, Meneau, Ducloux, Robuchon, Ducasse, Pacaud, Jung, Loiseau, Maximin, Girardet, Delaveyne… Combien sont-ils aujourd’hui ?
C’est ainsi que « la proverbiale grande cuisine française est en train de mourir sous nos yeux, se désole Jörg Zipprick. Guides et publications ont cessé de faire son éloge. Elle a été abandonnée au profit d’une cuisine très colorée et visuelle qu’on peut trouver partout dans le monde. C’est très mauvais pour votre tourisme, car, quand les étrangers viennent en France, et notamment mes compatriotes allemands, ils veulent manger de la cuisine française, un bon tournedos Rossini aux pommes de terre soufflées accompagné d’une bonne bouteille de pomerol, pas de la tomate-mozzarella ou des sushis ! »
On peut donc observer en matière de cuisine la fracture entre les élites et le peuple qui existe en politique : les restaurants qui font le plein, où les gens sont heureux, ne sont plus ceux recommandés par les guides et les médias ! L’Auberge de l’Ill, en Alsace, que le Michelin a rétrogradée l’an dernier, affiche complet chaque jour, car les plats y sont clairs, lisibles et gourmands, et le service toujours très humain.
À Paris, certains chefs font de la résistance, tel Frédéric Vardon, qui se présente comme « un aubergiste parisien ». Ce disciple du grand Alain Chapel a bien entendu perdu son étoile l’an dernier : « Trop classique, trop français, m’a-t-on fait comprendre… Il faut dire les choses comme elles sont, s’emporte notre gaillard, nous sommes tous des couilles molles, nous autres chefs français, nous nous extasions devant un sushi que mes parents fermiers de Normandie ne daigneraient même pas regarder et nous sommes incapables de défendre la cuisine française qui est une cuisine essentiellement rurale dans ses racines, codifiée par la bourgeoisie du xixe siècle, et qui repose toujours sur l’association de trois goûts distincts : on n’a jamais fait mieux de ce point de vue que le bon vieux steak-frites-salade ! » Au sixième étage d’un immeuble chic de l’avenue George-V, son restaurant, Le 39V, est situé sous une verrière et propose des menus déjeuners de très belle facture à une quarantaine d’euros. Son œuf meurette (sacré « meilleur œuf meurette du monde » au Clos-Vougeot en octobre 2019) est ainsi un délice, vrai plat de la cuisine bourguignonne paysanne dont le principe est : ne rien jeter ! « La cuisine française a toujours été écoresponsable avant même qu’on en fasse un slogan à la mode. Un chef comme Alain Chapel, à qui je dois tout, suivait les saisons, faisait travailler les paysans (« Cultive des fraises et des framboises comme je le souhaite et je te prendrai toute ta récolte ! ») et ne jetait rien : carcasses, arêtes, crêtes de coqs, abats… tout cela était récupéré pour faire les fonds de sauce ! » Unique à Paris, son œuf meurette (provenant d’œufs de vieilles poules pondant peu, mais pondant bien) est cuit dans une somptueuse sauce au vin rouge qui n’est elle-même que le vestige d’une daube préalable dont on a gardé les reliquats (lardons, champignons, etc.), bref, de l’art d’accommoder les restes comme faisaient les paysans d’autrefois qui consommaient leurs propres produits (« alors que ceux d’aujourd’hui vont acheter leur volaille chez Leclerc, car ils n’ont plus confiance en leurs propres produits, bourrés d’aliments industriels ! »).
Autre merveille de ce chef atypique, son canard de Challans à l’orange, succulent, fruit de vingt-quatre heures de préparation, qui exalte la fraîcheur et l’amertume naturelle des agrumes dont la vivacité vient relever la chair dense du canard.
Rue Saint-Georges, dans le 9e arrondissement, Chez Delphine prône la même philosophie à des prix ultra compétitifs (formule déjeuner à 19 euros). Ce nouveau bistrot, créé en 2018 par l’énergique Hugues Barretieri, a envoyé valdinguer le Guide Michelin en précisant d’emblée qu’il ne souhaitait pas être répertorié par lui. Peu importe. Les tables sont prises d’assaut chaque jour par une clientèle de quartier et de touristes en quête de « plats vraiment français » comme le délectable « bœuf à la Wellington », préparé par le chef Anthony Poussel, un ancien de chez Ducasse et de chez Guy Savoy, qui a aussi cuisiné pour Jacques Chirac à l’Élysée. Introuvable ailleurs, ce plat d’origine anglaise est un classique de la cuisine bourgeoise française : le filet de bœuf rosé (provenant d’une bête achetée entière à un éleveur de Corrèze), est emmitouflé dans une exquise pâte feuilletée maison, le tout accompagné de sauce, de champignons de Paris, de foie gras des Landes et d’épinards. En somme, des plats qui nous font plaisir, dont on se souvient et que l’on peut nommer…