Une Gueule cassée qui boxe dans le Paris des années folles, trois frangines de retour du STO en pleine France des règlements de compte. Deux romans d’après-guerres. Gueule de fer de Pierre Hanot et La Peau dure de Raymond Guérin.
Les après-guerres, une fois passée ce que Malraux appelait « l’illusion lyrique », une fois oubliée l’euphorie des armistices, des libérations, des défilés, ne sont pas vraiment des périodes joyeuses. Une certaine grisaille reprend le dessus, on panse des plaies qui ne cicatrisent jamais tout à fait et la vie que l’on espérait plus belle montre un visage morne, comme celui des films du néoréalisme italien.
Criqui, gueule de fer
Prenons l’exemple d’Eugène Criqui, ce boxeur né en 1893 dont Pierre Hanot, dans sa biographie romancée Gueule de fer, nous raconte l’épopée violente et émouvante à la fois. Pour ce petit gars de Belleville, champion de France des poids plumes en 1910, fils unique de parents qui ne l’aimaient pas, l’après-guerre a en fait commencé dès 1915, pour son plus grand malheur. Il est alors un des meilleurs tireurs de son régiment stationné du côté des Éparges. Pendant des heures, il guette les soldats boches, en face, à quelques centaines de mètres, depuis un poste de tir. Et malheur à celui qui commet une imprudence en allumant une cigarette dans la nuit ou en levant la tête un peu trop haut. Seulement, ce 14 mars, c’est Eugène qui est pris pour cible. Une balle explosive l’atteint en pleine mâchoire : « Criqui veut parler mais ça sort pas, il se tâte, le bas de son visage est en compote, il saigne comme un bœuf, à flots le résiné l’étouffe, il se noie, quelque chose de dur a giclé de sa bouche, ses dents, nom de Dieu, il a perdu ses ratiches ! » Les brancardiers décident de le laisser pour mort et c’est sous la menace de ses copains qu’ils daignent le ramener à l’arrière.
Un phénomène de foire
Eugène s’en tire après des mois d’hospitalisation en compagnie de ceux qu’on ne va pas tarder à appeler les « gueules cassées », exemples emblématiques de cette « brutalisation » dont parlent les historiens de la Grande Guerre. Un as de la chirurgie maxillo-faciale, qui avait vu Criqui sur un ring avant-guerre, se fait un devoir de réparer les dégâts du mieux possible. On peut se demander, avec Pierre Hanot, s’il lui a fait un cadeau. Criqui a maintenant une mâchoire en acier, au sens propre. Il devient « Gueule de fer », un phénomène de foire. Il peut même reprendre la boxe dès 1917.
Sa carrière durera une dizaine d’années et il sillonnera le globe, de l’Australie aux États-Unis, devenant un éphémère champion du monde dans sa catégorie. Faire la une des journaux ne garantit pas le bonheur pour autant. Eugène n’est pas heureux. Il a vu l’horreur de trop près, il la porte dans sa chair, sur son visage. La rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Luce, lui apporte un peu de réconfort, mais ses mauvais rêves demeurent et sa souffrance physique aussi : les pommades opiacées sur son visage le soulagent à peine. Alors que le monde s’oublie dans les années folles, Eugène ne connaît que les hôtels garnis, les troisièmes classes sur des bateaux aux traversées interminables, l’odeur mêlée de sueur et de camphre des salles d’entraînement. Ce n’est pas encore un temps où les sportifs, même les champions, font fortune et Eugène vieillira dans la solitude d’une fermette normande, mourant oublié de tous en 1977.
Argot classieux
Pierre Hanot a le style de son sujet : un argot classieux, brutal, poétique, celui qui court de Villon à l’Hôtel du Nord de Carné, la belle langue de tous les éclopés, les brigands, les vénus de barrière et les freaks ensuqués dans le rouquin des zincs périphériques. D’ailleurs, on imaginerait bien Arletty faire un enregistrement de Gueule de Fer, c’est dire si l’auteur a réussi son coup : « Plus de bastos, ce sera au corps à corps, au chourin, à la pelle castor, avec les poings, coups de casque, coup de vice, Lucifer comme arbitre en poule finale du championnat des chairs à canon. »
Eugène Criqui aurait pu être aussi un personnage de Raymond Guérin (1905-1955). Guérin demeure, malgré des rééditions régulières et une biographie de Jean-Paul Kauffmann, un écrivain sous-estimé, sans doute parce que, comme son ami Henri Calet, il a été coincé entre les sartriens, le Nouveau Roman et les Hussards qui chassaient en meute. Guérin, qui a connu la captivité en 40, a perdu en route toutes ses illusions sur les hommes. Un exemple de son pessimisme rageur, on le trouve dans La Peau dure, roman paru en 1948 et tout juste réédité par les éditions Finitude. La Peau dure, c’est l’histoire de trois sœurs qui vont prendre tour à tour la parole dans la France de la Libération.
Guérin avec les humiliés
Il y a Clara, Jacquotte et Louison. Jetées dehors par leur père qui venait de se remarier et a jugé bon de les signaler au STO, elles se sont retrouvées dans une filature, du côté de Magdebourg, tenaillées par la faim, usées par les cadences. La jeunesse et l’innocence meurent assez vite dans de telles conditions. À peine rentrées en France, elles suivent un destin tout tracé. Comme en plus ce sont des jeunes femmes pauvres, le monde est encore moins tendre. Guérin est toujours, dans ses livres, du côté des humiliés et des offensés, même s’il sait qu’ils ne sont pas meilleurs que les autres. Il parle en connaissance de cause, lui qui dans les années 1920 a été garçon d’hôtel, comme il le raconte dans L’Apprenti.
Clara se retrouve bonne à tout faire chez un couple qui n’est pas méchant. Quand les gendarmes débarquent et l’incarcèrent en l’accusant de s’être fait avorter, ses patrons l’aident. Il n’empêche, rien n’a beaucoup changé depuis le Journal d’une femme de chambre de Mirbeau. On pourrait penser que les choses vont mieux pour sa soeur Jacquotte. Elle a épousé Henri, un commis d’épicerie qui s’est installé à son compte, mais les affaires ne sont pas florissantes. Jacquotte devient couturière dans un atelier qui n’a rien à envier au STO et est obligée de vivre chez sa belle-mère. C’est la plus fragile des trois sœurs, la tuberculose la rattrape, elle reste dans un sanatorium du côté de Ville-d’Avray pendant plus d’un an. La seule qui a réussi, dans son genre, c’est Louison. Elle a été mise dans ses meubles par Bibi, un truand déguisé en homme d’affaires, un qui a fait son beurre avec le marché noir.
On est frappé par la crudité de Guérin dans La Peau Dure, une crudité qui n’est pas du voyeurisme, encore moins du misérabilisme. Simplement la volonté, en faisant parler celles qu’on n’entend jamais ou si peu, de rendre compte. C’est peut-être cette lucidité désobligeante et ce refus du confort intellectuel qu’on n’a jamais vraiment pardonné à Raymond Guérin.
Pierre Hanot, Gueule de fer, La Manufacture de livres, 2017.
Raymond Guérin, La Peau dure, Finitude, 2017.
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