L’une des vraies tristesses de notre époque, pour ceux qui aiment la littérature, tient aux parades dont bénéficient les bulles d’air, petits romans à scandale, bluettes pathétiques, récits d’aventures à fond plat, épopées du nombril, au détriment d’œuvres poussées par le vent du large. Mais, me dit-on, il en a toujours été ainsi. C’est possible. Il n’empêche, s’en désoler prouve qu’on y croit encore.[access capability= »lire_inedits »]
Les guerres ont pour avantage de nous épargner les romans sucrés. Celle de 1914-1918 en particulier. L’attribution du prix Goncourt 2013 à Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut offre à cet égard un angle de vue intéressant. Il est en effet remarquable, mais finalement normal, que ceux qui abordent la Grande Guerre ou l’ont abordée dégagent une impression de puissance. Les prix littéraires, moins borgnes qu’on ne le pense, en ont distingué plus d’un (voir ci-dessous). Le même jugement vaut d’ailleurs pour des romans qu’aucun prix n’a honoré, en tout cas aucun prix de premier plan, comme Le Grand Troupeau, de Giono (1925), ou La Chambre des officiers, de Marc Dugain (1998), sensible peinture de gueules cassées qui reçut cependant le prix des Libraires et celui des Deux Magots, sans oublier Ceux de 14, de Maurice Genevoix, mais qui constitue plutôt un témoignage, une fresque d’un style intense, œuvre portée au pinacle des récits de guerre par Jean Norton Cru dans son analyse de 300 ouvrages consacrés au genre[1. Jean Norton Cru, Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Étincelles, Paris, 1929 (réédition Presses universitaires de Nancy, Nancy, 1993). Cité par Wikipédia]
Ce qui frappe, c’est l’évolution des récits au fil du temps. Plus on s’éloigne des faits, moins on les décrit. Au lieu de les creuser de l’intérieur, on les saisit de l’extérieur. À mesure que l’époque des combats, des tranchées, des baïonnettes et du gaz moutarde devient abstraite, les intrigues prennent le pas sur les événements vécus. Pour retrouver ceux-ci en leur fraîcheur macabre, on recourt à la publication de documents, qui bouleversent toujours. Par exemple, Les Poilus. Lettres et carnets des Français dans la Grande Guerre, sous la direction de Jean-Pierre Guéno[2. Librio, 2013.], ou Jours de guerre (1914-1918) : les trésors des archives photographiques du journal Excelsior, de Jean-Noël Jeanneney[3. Arènes éditions, 2013.].
Que vaut l’ouvrage de Pierre Lemaitre dans cette galerie ? Il comptera parmi les romans populaires ambitieux : construction au cordeau, suspense impeccable, richesse d’une horreur savamment menée lors d’épisodes magistraux, au début surtout, avec la guerre pour décor, un décor ferme- ment arrimé à des connaissances précises, solides, efficaces : un roman historique, en somme. Les caractères taillés à la hache renvoient aux personnages de polars où l’auteur excelle. Et l’exposition du cynisme dont se régalent les profiteurs de carnage vaut son pesant de lucidité. Les lendemains de bravoure, qui attirent les prédateurs, suscitent les plumes sévères : Lemaitre ne s’y trompe pas, il trempe son intrigue dans une férocité sans ouate.
Pas d’illusions sur le commerce de l’héroïsme. Il arrive pourtant que le récit s’empâte. Que le rythme prenne du gras. On peut s’ennuyer tout en le dévorant. Peu d’émotion véritable, sauf dans les premiers chapitres. Sinon, la sensibilité peine à naître, tout paraît trop carré malgré la débauche d’imagination et l’impressionnante maîtrise de la démarche. Une affaire parfaitement tramée, mais où les hasards font semblant de fabriquer des destins, où les coïncidences se ramassent comme les cadavres qu’on exhume : à la pelle. Une nécessité fait défaut : ce qu’on appelle l’écriture. C’est cela le problème. La verve, l’intelligence, l’humour noir d’une ironie sous-jacente, un vent d’allégresse dans la narration d’actes ignobles, les dialogues plus vrais que nature, le réalisme des détails, aucune de ces qualités ne manque. Mais au bout du compte, on ne ressent pas grand-chose. Cet excellent roman penche vers l’artifice. Malgré la vigueur de sa charge morale, il se déroule en surface. Dans ma bibliothèque, c’est un souvenir que je placerai avec sympathie à mi-hauteur des rayonnages.
Du fait de l’éloignement, il est donc devenu difficile d’écrire sur la Grande Guerre, ou à partir d’elle. Un siècle maintenant, c’est une vieille dame. Pas simple de se mettre à sa place. Déjà le roman d’Echenoz, 14, m’avait paru pécher par légèreté, exagérément étique, un peu trop désinvolte, victime d’une carence de boue, de glaise, de sang. Trop aimable, au fond, subtil à l’excès.
Ce qui n’ôte rien au charme de la lecture, mais justement : le nuageux, le flottant du charme, convient mal aux corps déchiquetés par les pluies d’obus. Ce qui faisait de Ravel un chef- d’œuvre fait de 14 un clin d’œil.
Ce fut l’inverse avec Les Champs d’honneur, de Rouaud, comme avec Les Âmes grises, de Philippe Claudel, parce qu’alors une écriture s’empare du lecteur, des émotions s’incarnent dans une langue au-delà du déroulement de l’intrigue. Comment incarner une histoire, ou si l’on préfère, comment incarner l’Histoire ? Voilà la question centrale. C’est elle qui permet de distinguer la littérature essentielle du simple plaisir de lire.
Le roman de Claudel sort moins du cerveau de son auteur qu’il ne plonge dans le charnel de sa vie même, qu’il ne s’y enracine, dans son village natal des environs de Nancy, dans sa terre d’origine, dans ses horizons intimes, dans cette Lorraine qui l’a formé. Il faut l’adéquation entre le thème et l’expérience, accotée au talent du style, pour que l’alchimie opère. Le portrait qu’Antoine Billot vient de nous donner de Maurice Barrès, avec son Barrès ou la volupté des larmes [4. Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2013. Un compte rendu en a été donné dans Causeur de décembre 2013.], mériterait de figurer au nombre de ces œuvres qui marquent en profondeur. Là aussi, on se confronte à la terre de Lorraine, on sent la prégnance de la ville de Charmes où Barrès passa son enfance, on se représente la butte de Sion – la « colline inspirée » – , on est touché par cet ancrage, cet encrage, sans quoi rien d’authentique n’advient. La Grande Guerre et Barrès sont indissociables, avec notamment le nouveau regard que ce dernier pose sur les juifs, lui le néocatholique nationaliste. Avec, ici, ce que signifie le nationalisme, ce qu’on entend par-là chez Barrès, explique Billot, « une invitation au voyage dans la mémoire d’une nation, c’est-à-dire une invitation à visiter sa langue, son histoire, sa culture, en bref à écouter ce que ses morts ont à dire ». Les morts, justement. Qui engendrent la patrie, le pays des pères, mémoire en voie d’extinction aujourd’hui où s’affermit la société sans pères et sans patrie, la terre aux paysages modernisés, c’est-à-dire domestiqués, c’est-à-dire arasés. Plus rien n’y pousse, sauf des ronds-points.
Il faut faire attention avec les désastres énormes. Difficile de les pratiquer en bruit de fond, de les utiliser en guise de cadre. Ils répugnent à servir d’ornement, à tout le moins de prétextes. Ils exigent qu’on s’investisse à plein, style inclus. Aux prix littéraires, ensuite, de mettre en lumière les romans qui s’en nourrissent. De les honorer – à juste titre ou non.
Le Goncourt, qui a couronné en 2013 Au revoir là-haut, de Pierre Lemaitre, avait déjà récompensé Le Feu, d’Henri Barbusse, en 1916, Civilisation, de Georges Duhamel, en 1918, Capitaine Conan, de Roger Vercel, en 1934, Les Champs d‘honneur, de Jean Rouaud, en 1990. Maxence van der Meersch l’a raté à une voix près en 1935 avec Invasion 14, qui se trouvait en compétition avec Le Sang noir de Louis Guilloux, auquel Pierre Lemaitre rend implicitement hommage dans la postface de son roman. Le prix Fémina se révèle nettement moins prodigue : sauf erreur, seulement Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, en 1919. De même, le Renaudot n’a, semble-t-il, couronné sur le sujet que Les Âmes grises, de Philippe Claudel, en 2003. Certes, en 1932 il a élu Voyage au bout de la nuit, de Céline, à ceci près que, s’il commence par la guerre, le Voyage pousse plus loin sa route. Il est possible de mentionner également Les Thibault, de Roger Martin du Gard, lequel reçut en 1937 le prix Nobel de littérature : « L’été 1914 » clôt cette saga familiale (mis à part l’épilogue).[/access]
*Photo: GAEL CORNIER/SIPA. 00668707_000006.
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