Qui faut-il croire?
La Guerre en Ukraine dure depuis presque deux semaines et nous sommes inondés d’informations et d’interprétations dans les médias et sur les réseaux sociaux. Certaines sont partielles, d’autres sont des manipulations voire des mensonges. Cependant, il est possible de tirer quelques conclusions grâce à des sources professionnelles et prudentes (OSINTechnical par exemple). Les services de renseignements américains et britanniques se sont montrés eux aussi fiables dans la période précédant l’invasion russe et semblent l’être également depuis. Il ne faut pas oublier que la plupart des vidéos et des images de matériel de guerre russe détruit ou abandonné proviennent du côté ukrainien, un fait qui risque de créer un biais au détriment des Russes. Enfin, les représentations cartographiques du conflit tendent à colorer des espaces entendus comme contrôlés par l’armée russe tandis qu’il est plus raisonnable de considérer qu’elle contrôle seulement les principaux axes et quelques installations (aéroports, centrales électriques) mais pas la totalité du territoire. C’est d’autant plus vrai qu’en dehors du Donbass, la population est hostile et que des unités ukrainiennes (militaires, milices, résistants) restent présentes et contrôlent certaines zones.
Qui pour se rendre sur le front ?
Le premier fait qu’on peut prudemment avancer est que l’armée russe aurait déjà engagé la grande majorité de ses forces concentrées en Russie, en Biélorussie et en Crimée et que son Etat-major serait aujourd’hui à court de réserves immédiatement disponibles. Certaines sources parlent de combattants syriens recrutés pour soutenir les forces russes (il faudra attendre les premiers prisonniers pour avoir des certitudes), et Poutine lui-même a tenu à rassurer les mères russes (la journée internationale des femmes est célébrée en grande pompe chaque année en Russie, certes avec une vision plus traditionnelle du partage des rôles qu’en Occident) en promettant de ne pas envoyer les conscrits au front. Il semble évident que les questions jumelles des renforts et de la durée sont à l’ordre du jour.
L’armée russe dispose bien entendu de nombreuses autres formations mais il faudrait les faire venir. Cela veut dire dégarnir certains théâtres d’opérations comme la Syrie (selon certaines sources, l’activité russe y est déjà en baisse) voire l’Afrique (le Mali, par exemple) ou encore les républiques autoproclamées en Géorgie. La Russie peut certes prendre des risques à l’Est face à la Chine, mais en Syrie et en Afrique une faiblesse russe pourrait coûter cher à Moscou. Il n’est pas inimaginable que le djihad reprenne à partir d’Idlib ou que la base aérienne de Hmeimim soit harcelée. Au Mali, le retrait des Wagner pourrait également avoir des conséquences sur le prestige et la fiabilité de la Russie et on peut estimer sans prendre trop de risques qu’à Bamako les généraux au pouvoir dorment moins bien depuis quelques jours.
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Quant aux forces déjà engagées, un large consensus permet de dire que les opérations sont mal engagées et mal dirigées. Le fait qu’il n’y ait pas eu une « guerre éclair » n’est ni une surprise ni un problème en soi. Les Russes opèrent autrement, engageant systématiquement et avec méthode, échelon après échelon, commençant par les opérations de percées des lignes ennemies avant de lancer les opérations d’exploitation avec des forces « courant » vite vers les profondeurs pour déchiqueter les bases arrières de l’ennemi, ses lignes de communications et infrastructures. Or, en plusieurs secteurs, les efforts russes sont plus faibles que ce qu’on aurait pu attendre et ils s’essoufflent rapidement. Les énormes embouteillages (ces lignes infinies de camions et de blindés qu’on observe depuis une semaine), le matériel abandonné et les problèmes de ravitaillement sont autant d’indices d’une machine mal préparée qui fonctionne mal. Les renseignements britanniques ont même identifié une baisse d’intensité des bombardements russes dans différentes zones, ce qui laisse penser que les munitions n’arrivent pas suffisamment vite aux unités combattantes et qu’elles sont obligées d’économiser leurs moyens. Enfin, la coordination interarmes était – et l’est toujours à date – très lacunaire.
Une supériorité aérienne à relativiser
Et puis il y a le mystère de la guerre aérienne. La guerre a commencé de manière classique avec une frappe aérienne russe visant à acquérir la supériorité aérienne et une totale liberté d’action au-dessus du champ de bataille. Cela est passé par la destruction des avions ukrainiens au sol, la mise hors d’état des pistes, l’élimination des radars et moyens de contrôle aérien ainsi que des capacités sol-air (hormis les moyens tactiques de l’armée de terre). Force est de constater qu’après 12 jours, l’aviation ukrainienne effectue encore des sorties et les Russes perdent toujours des aéronefs. À l’évidence, quelque chose ne va pas.
Cependant, malgré les problèmes, malgré la résistance de l’armée ukrainienne et les pertes (probablement pas aussi élevées que prétendent les Ukrainiens mais assez conséquentes et plus lourdes que prévu), le rouleau-compresseur russe avance et semble après 12 jours avoir percé la plupart des lignes de défense ukrainiennes. On peut donc conclure que les forces ukrainiennes arrivent à retarder les Russes et les faire saigner mais que pour le moment les efforts principaux avancent lentement au Nord et plus rapidement au Sud (depuis la Crimée). Ces derniers jours, selon les sources américaines, l’armée russe avance ses échelons logistiques pour se rapprocher du front et raccourcir ses lignes de communication. Cela signifie probablement que les échelons combattants vont être mieux soutenus et approvisionnés dans les prochains jours. Ces efforts logistiques semblent indiquer une concentration des efforts et des moyens en direction de Kiev.
Comment expliquer les performances médiocres de l’armée russe ? À l’évidence, ce genre de phénomène a des causes multiples. Cependant, la première raison semble être une sous-estimation de l’adversaire ukrainien. Les stratèges russes se sont trompés d’ennemi : ils s’attendaient aux Ukrainiens de 2014. Ils se sont trompés concernant les capacités militaires ukrainiennes ainsi que sur la cohésion nationale de l’ennemi et même sur les sentiments des russophones ou « Russes ethniques ». En dehors du Donbass, ils sont en territoire ennemi.
Mais ce n’est pas tout. Des lacunes flagrantes dans des domaines aussi importants que la radio par exemple sont tout simplement stupéfiantes. Des nombreuses unités russes utilisent une communication radio non protégée et même des systèmes GPS non militaires. Parfois on a l’impression qu’ils se sont équipés Au Vieux Campeur ou chez Décathlon ! Si on ajoute à ceci l’état d’entretien des camions et véhicules blindés – pour ne pointer que ces problèmes-là – difficile de ne pas penser à de graves et profonds problèmes de corruption et de négligence. Il paraît clair que les lacunes identifiées pendant la guerre en Géorgie n’ont pas encore été corrigées, et que Serguei Choigou, le ministre de la Défense, n’a finalement pas réussi à éradiquer la culture de corruption qui avait coûté son poste à son prédécesseur, Anatoli Serdioukov.
Pour conclure, il ne faut surtout pas croire que tout se passe comme prévu et que les Russes ont toujours deux ou trois coups d’avance sur leurs adversaires. Même si les Russes sont de très bons stratèges, la Russie est aujourd’hui engluée dans une Raspoutitsa ukrainienne bien profonde. Elle s’y est mise toute seule.
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