Alors que la Russie est très réactive face aux sanctions imposées par l’Occident en s’adaptant aux stratégies mises en place, l’Occident, lui, subit ses propres mesures à double tranchant.
A côté de l’aide militaire et financière, l’arme par excellence de l’UE et des Etats-Unis contre la Russie est les sanctions économiques. Ces dernières vont culminer en décembre avec l’entré en vigueur des mesures interdisant l’achat du pétrole russe. Or, comme nous l’avons pu constater depuis le début de la guerre, à quelques exceptions près (ceux qui en profitent), punir les Russes en refusant d’acheter leur pétrole c’est aussi s’auto-punir car une telle mesure pousserait le prix du baril à des niveaux que les économies européennes (sans parler des autres) ne pourraient pas supporter, avec toutes les conséquences d’une telle situation.
L’idée selon laquelle les nations consommatrices de pétrole devraient organiser un cartel d’acheteurs pour plafonner le prix du pétrole – approuvée par les dirigeants du Groupe des Sept – semble fantaisiste. Après tout, si cela était réalisable, pourquoi ne l’avons-nous pas fait il y a des années pour faire baisser les prix du pétrole et désarmer l’OPEP, le cartel des productrices ? Pourtant, il s’agit d’une réponse à deux impératifs : réduire le flux des revenus pétroliers qui financent la machine de guerre de la Russie tout en empêchant une augmentation catastrophique des prix du baril à la fin de l’année avec l’entrée en vigueur des sanctions européennes sur l’achat du pétrole russe.
Pour rappel, les prix du pétrole sont tombés à 20 dollars le baril au printemps 2020 au début de la pandémie, ils sont ensuite revenus à leur niveau pré-Covid (plus ou moins 60 dollars) début de 2021 avec la reprise de l’économie avant de bondir au-dessus de 100 dollars après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
L’équation occidentale est compliquée. L’Union européenne, les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni ont décidé après l’invasion de l’Ukraine de cesser d’acheter (à quelques exceptions près) du pétrole russe. Or, la Russie vend toujours d’énormes volumes – bien qu’à un prix inférieur au prix du marché – essentiellement à l’Inde et à la Chine. La Russie représentait avant la guerre environ 10 % de la production mondiale de pétrole, mais depuis ses exportations ont été réduites à quelques 5,6 millions de barils/jour de brut, dont 70% est acheminé par des pétroliers. Le reste passe par des pipelines, environ la moitié vers l’Europe et l’autre moitié vers la Chine.
Une option pour maintenir le flux de pétrole russe tout en réduisant les revenus de la Russie, serait de négocier un accord international visant à plafonner le prix du pétrole russe. La Russie pourrait, bien sûr, simplement refuser de vendre du pétrole, mais, en théorie, si le plafond est fixé au-dessus du coût marginal de production de la Russie, celle-ci serait incitée à continuer à pomper et donc à vendre, les capacités de stockage n’étant pas illimitées. La Russie pourrait refuser d’exporter du pétrole mais cela reviendrait non seulement à perdre l’une de ses principales rares sources de revenus, mais aussi à fermer des puits de pétrole qui ne sont pas faciles à redémarrer. Une fermeture prolongée des puits de pétrole russes causerait des dommages graves et durables à sa capacité de production.
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Mais les Etats-Unis et l’Europe pourraient aller encore plus loin. En effet, début juin, l’Union européenne et le Royaume-Uni ont décidé d’interdire à ses entreprises « d’assurer et de financer le transport, notamment par voie maritime, du pétrole russe vers des tiers » après la fin de 2022 afin de rendre « difficile pour la Russie de continuer à exporter son pétrole brut et ses produits pétroliers vers le reste du monde». Cette mesure est redoutable, car les entreprises européennes et britanniques représentent presque 90 % des activités d’assurance, de réassurance et de financement de l’acheminement du pétrole russe transporté par voie maritime. Sans ces entreprises, les propriétaires de pétroliers – de toute nationalité par ailleurs – refuseront tout simplement de transporter du pétrole russe. Et ils ne seraient pas les seuls. Les exploitants du canal de Suez n’autorisent pas les navires non assurés à emprunter cette voie maritime.
La Russie, en réponse, affirme que sa compagnie d’assurance publique fournira la réassurance que les sociétés britanniques et européennes refuseront. La Russie n’attend pas les bras croisés et prend des mesures pour s’adapter à la stratégie de plafonnement. Ainsi, Moscou s’active pour remédier à l’insuffisance de sa capacité de transport maritime. Rosneft est en train de développer son activité d’affrètement de pétroliers pour faciliter les expéditions de pétrole après que les acheteurs de la société ont cessé de traiter avec la Sovcomflot sanctionnée par le Royaume-Uni, les Etats-Unis et le Canada. Moscou pourrait également recourir à la « flotte fantôme » iranienne et vénézuélienne qui compte plus de 200 vaisseaux. La technique de transfert de navire à navire en haute mer et d’autres pratiques de dissimulation aideraient aussi à échapper aux sanctions. Quant à la dépendance russe à l’égard des assureurs, des assureurs nationaux tels que Ingosstrakh (en juin dernier Ingosstrakh a assuré des pétroliers de Sovcomflot) et RNRC (Russian National Reinsurance Company) ont déjà commencé à fournir une couverture d’assurance. Ces mesures semblent satisfaire des clients importants comme l’Inde car l’Indian Register of Shipping (une organisation non gouvernementale de classification des navires qui établit et maintient des normes techniques pour la construction et l’exploitation des navires et des structures offshore) a annoncé qu’il fournirait une certification de sécurité à plusieurs dizaines de navires gérés par une filiale de Sovcomflot basée à Dubaï. Selon le CEO de l’agence indienne, Sovcomflot avait assuré tous ses cargos auprès d’assureurs russes.
L’efficacité de ces mesures pour contrer les effets du plafonnement des prix reste à être démontrée: les sociétés russes n’ont pas la même réputation et leur couverture pourrait ne pas être acceptée par les principaux ports et canaux. Pendant un certain temps encore la domination européenne de cette filière sera toujours capable de rendre les exportations du pétrole russe difficiles et chères.
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Le problème est l’effet boomerang : la restriction de l’approvisionnement en pétrole sur les marchés mondiaux résulterait en une hausse des prix très importante. Et si on combine les deux mécanismes, une option très intéressante émerge : exempter de l’interdiction de financement et d’assurance toute expédition de pétrole russe vendue à un prix inférieur au prix plafond fixé par les Européens. Ainsi l’Union européenne pourrait maintenir l’interdiction – il sera difficile politiquement de faire autrement car les opinions publiques refuseraient de «financer la guerre de Poutine » – tout en évitant l’effet boomerang sur les économies européennes.
Cette stratégie de sanctions est à la fois sophistiquée et risquée car il n’est pas sûr qu’elle puisse être mise en œuvre. Si comme nous l’avons vu plus haut, l’Inde et les pays en développement importateurs de pétrole seraient fortement incités à y adhérer, si le plafond permettait de réduire le prix qu’ils paient pour le pétrole, la Chine, un important acheteur de pétrole russe, a d’autres calculs. Et ce n’est pas tout. La Russie et certains de ses clients pourraient contourner le système : vendre le baril au prix fixé par l’Europe mais ajouter d’autres éléments (comme avec le prix d’un billet d’avion) rendant l’ensemble proche du prix du marché. Depuis le blocus continental imposé par Napoléon dès 1802, on connait l’énorme complexité et les effets à long termes impossibles à prévoir de tels dispositifs. Mais s’il y a une leçon à tirer ce serait la suivante : même si les sanctions et les blocus sont infiniment compliqués à manier et sont la cause d’innombrables effet pervers et trafics de toute sorte, les décideurs trouvent toujours qu’elles sont politiquement indispensables. Même si le bilan économique est discutable voire négatif, parfois il devient tout simplement impensable de commercer avec certains Etats. Coûte que coûte.