On sait qu’en Algérie la justification du choix de la lutte armée par l’impraticabilité de la voie politique est devenue un dogme indiscutable et indiscuté. Jusqu’à aujourd’hui. Or, cette « vérité » reprise sans esprit critique par nombre de spécialistes français de l’histoire algérienne n’est qu’un gros mensonge.
Il suffit pour s’en convaincre de mettre en coordonnées, des années 1920 aux années 1950, la croissance du nombre des associations, politiques, syndicales ou autres, de leurs adhérents, du nombre de meetings, de défilés et des participants à toutes sortes d’élections, du nombre de journaux, y compris nationalistes et communistes, du nombre de revues intellectuelles et artistiques, de livres édités, de galeries, etc. pour voir se dessiner les courbes uniformément ascendantes de la politisation de toutes les populations, mais aussi de leur cohabitation tranquille. Démonstration mathématique que la voie pacifique, loin d’être impraticable, était au contraire en train d’ouvrir des horizons nouveaux à des millions de gens de toutes origines, les intellectuels jouant un rôle catalyseur…
La paix dont on ne voulait pas
Et contrairement à ce que certains ont dit, les intellectuels non-musulmans, libéraux ou communistes, humanistes, pacifistes, de gauche ou apolitiques avaient les meilleures relations avec leurs collègues musulmans, de Mouloud Féraoun à Emmanuel Robles, de Mohamed Dib à Jean Pélégri, de Kateb Yacine à Jean-Pierre Millecam, de Malek Haddad à Jean Sénac, de Mohamed Khadda à Sauveur Galliéro, de Mohamed Issiakem à Louis Bénisti, et j’en passe des dizaines d’autres à commencer par le grand frère incompris Albert Camus qui, pourtant, voyait mieux et plus loin que tous. Cette histoire intellectuelle de l’Algérie des années 30, 40 et 50, personne n’a osé la faire, et pour cause, elle ferait éclater les dogmes islamo-nationalistes, et l’idéologie manichéiste de ces historiens qui se proclament « anticolonialistes ».
On pouvait imaginer alors qu’une telle évolution de la cohabitation et de la politisation de la société algérienne où s’apprenaient peu à peu les rudiments de la démocratie (on ne frappe ni on ne tue son adversaire, mais on l’écoute avant de le contredire, et éventuellement on peut même le ridiculiser par l’ironie ou la caricature), comme en témoignent toutes les rubriques des journaux de cette époque, aurait pu déboucher sur une indépendance soft qui n’aurait porté préjudice à aucune des populations, ni aux liens avec la France, et qui aurait épargné à tous tant de sang et de misères, et surtout pour l’Algérie, tant de régressions ultérieures.
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Au lieu de quoi nous avons eu la guerre. En privilégiant la lutte armée, on a marginalisé et délégitimé les élites politiques algériennes, toutes idéologies confondues, puis transmis le pouvoir aux militaires et aux extrémistes de tous bords. Scénario décrit avec précision par le trop lucide Camus. Et l’Algérie paye jusqu’à aujourd’hui la note.
En l’absence d’une société civile détruite par la première guerre des années 50, puis par la gouvernance totalitaire post-indépendance, enfin par la deuxième guerre des islamistes dans les années 90, l’Algérie continue d’être pilotée par une police politique originellement appelée SM (« Sécurité militaire »), omnisciente, omniprésente et omnipotente, mais qui pour donner le change place à la tête de l’Etat des potiches, quand ce ne sont pas des fantômes comme avec l’actuel Bouteflika, ne reculant même pas devant leur assassinat lorsqu’ils ont des velléités d’indépendance, comme ce fut le cas avec Boudiaf.
S’algérianiser, c’est à dire s’arabiser
Dans ce nouveau contexte du déclenchement de la « guerre de libération », le 1er Novembre 1954, que pouvait donc le Parti communiste algérien, où contrairement aux partis islamo-nationalistes, l’on ne devait pas jurer sur le Coran pour adhérer et où l’on pouvait donc être musulman, juif ou chrétien ? Que pouvait donc un parti qui se réclamait des valeurs républicaines modernes, dans un environnement où les neuf dixièmes de la population se voulait « arabo-musulmane », laquelle trente années après l’indépendance accordera la majorité de ses suffrages à un mouvement islamiste dont Daech n’est qu’une pâle copie ?
Le Parti communiste algérien (PCA) ne pouvait que se soumettre ou disparaître. Et c’est ce qu’il fit, il se soumit. Et, depuis plus de deux décennies, on peut même dire qu’il a disparu, après avoir réapparu clandestinement en 1966, sous le nom de Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS). La soumission idéologique du PCA avait d’ailleurs commencé quelques années plus tôt, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à la suite des évènements de Sétif en mai 1945.
Les islamo-nationalistes avaient organisé une insurrection qui visa essentiellement la population civile non-musulmane (plus de 120 morts) et qui devait mener un « gouvernement provisoire » devant la tribune de la Conférence de San Francisco, alors qu’en ce printemps-là, elle était en train de poser les fondements de la future ONU. En réaction, et sous le drapeau français, les Tirailleurs sénégalais et les Tabors marocains se livrèrent à une répression impitoyable (6 000 à 8 000 tués) comme en témoignent tous les anciens de cette région.
Sur le moment, le PCA (dont le secrétaire de Sétif, Albert Denier, avait eu les poignets tranchés, sans doute parce que facteur et membre de la fanfare municipale), taxa cette insurrection irresponsable de « fasciste ». Mis sur la défensive à cause de ces propos, le PCA fit tout pour faire amende honorable et trouva un bouc émissaire : la proportion trop importante des non-musulmans dans ses rangs. Il allait falloir « s’algérianiser », c’est-à-dire en fait s’arabiser…
Le PCA, un dhimmi comme un autre ?
Le PCA renonçait ainsi de fait à sa vocation internationaliste pour faire sienne lui aussi la stratégie ethnique des nationalistes. Et le déclenchement de la guerre en 1954 accentuera ce renoncement. Mais du coup, il ne pouvait plus se distinguer en tant que seul parti portant le projet d’une Algérie plurielle et ne pouvait plus se prévaloir de représenter le prolétariat non-musulman. Sur l’autel d’une Algérie indépendante et socialiste qu’il appelait de ses vœux, il sacrifia donc son projet et son électorat pied-noir et juif. Les militants communistes non-musulmans, eux, avalèrent la couleuvre avec discipline, on les avait habitués à ça, le Parti avait toujours raison.
On pourrait certes objecter que le PCA exprima ses réserves quant à la politique du terrorisme urbain pratiqué par le FLN contre la population civile chrétienne et juive. Il y a de nombreux écrits qui le prouvent. Mais il est tout aussi vrai que jamais il ne la condamna, et que jamais il n’en fit une condition du maintien de son appui au FLN. La raison en est très simple : le FLN-ALN l’aurait liquidé en quelques semaines. Quand on sait comment le mouvement MNA de Messali Hadj, pourtant chef divinisé du nationalisme algérien depuis les années 30, fut liquidé, on peut imaginer ce qui serait advenu des communistes dont plusieurs membres furent assassinés sans état d’âme par l’ALN dès leur arrivée dans le maquis des Aurès (Laid Lamrani, Georges Raffini, André Martinez, Abdelkader Belkhodja et Roland Siméon).
Cependant et à moins d’être contredit par des historiens qui auraient obtenu des documents le prouvant, on ne peut pas dire non plus, comme je l’ai lu en plusieurs endroits ces derniers temps, que « Maurice Audin était un collaborateur des terroristes », ou que « le PCA avait aussi participé au terrorisme FLN ». Comme preuve, on cite les noms de l’étudiant en médecine Daniel Timsit et de l’ingénieur Giorgio Arbib qui effectivement montèrent un laboratoire de fabrication de bombes et formèrent plusieurs militants du FLN… Sauf que ces deux-là étaient en rupture de ban avec le PCA auquel ils reprochaient ses réserves, sa mollesse et son refus de se fondre entièrement dans le FLN… !
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A ma connaissance l’on peut affirmer que le PCA n’incita, ni n’organisa de sa propre initiative aucun acte de terrorisme « aveugle » contre des civils (comme c’était la règle pour le FLN), à l’exemple de son militant Fernand Iveton qui, malgré les risques et les dangers, renvoya la bombe qu’on venait de lui remettre afin de faire retarder l’heure d’explosion après le départ des ouvriers de son usine (la bombe sera désamorcée, lui-même arrêté, mais il n’en sera pas moins guillotiné).
Pour autant, le PCA peut-il se soustraire à l’accusation de complicité avec une organisation de tueurs, célébrés comme des combattants de dieu, (« moudjahidine »), alors qu’au plus fort du terrorisme urbain du FLN, en 1956, il signa un accord « d’alliance » avec lui ? Cet « accord » arraché à un FLN plus que rétif à l’idée de se laisser infiltrer par les communistes, mais qui espérait en retour obtenir plus facilement la caution et le soutien du « camp socialiste », ne prévoyait aucune participation communiste à l’élaboration de la stratégie du FLN et encore moins, comme on peut l’imaginer, un partage d’autorité. Le PCA venait de se comporter comme tous les dhimmis du monde musulman (catégorie islamique pour désigner la soumission des « gens du livre » auxquels on doit protection, moyennant impôt et acceptation de diverses humiliations dans la vie quotidienne).
Histoires à ne pas dire
Une des clauses de cet « accord » était que les militants communistes qui rejoindraient les maquis devaient s’intégrer dans l’ALN à titre individuel, et en coupant tout lien organique avec leur parti. De ce fait, si l’on peut décharger le PCA de l’accusation de terrorisme, on ne saurait en faire autant de la totalité de ces communistes devenus soldats de l’ALN : à l’armée on obéit aux ordres ou l’on se fait fusiller.
Mésaventure qui dut arriver à Abdelkader Djidel, ce militant communiste arabe qu’avait recruté mon père à la fin des années 40 et qui était resté un de mes héros… Jusqu’au moment où alors que je tournai à Oran l’épisode du massacre du 5 Juillet 1962 (de mon dernier film Algérie, histoires à ne pas dire, interdit en Algérie depuis 2007), je compris en le questionnant, et alors qu’il s’empêtrait dans divers mensonges, qu’il s’était retrouvé ce jour-là, à faire le guet dans le quartier de la Marine, tandis que d’autres étaient en train d’assassiner des Juifs et des pieds-noirs…
Et j’eus beau me dire qu’à l’armée on obéit, ce fut pour moi la fin d’un de mes derniers héros, et la cerise sur le gâteau d’un désenchantement déjà sérieusement entamé…
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