Alors que nous étions assis sur un banc, à Mougins, village haut perché où mourut Pablo Picasso en 1973, Roland Dumas, qui fut l’artisan du transfert en Espagne du célèbre tableau du Minotaure, Guernica, après la mort de Franco, me dit : « C’est étrange ce qui s’est passé à Guernica. Le village a été bombardé et l’arbre centenaire de la place principale n’a pas été détruit. » La guerre d’Espagne fut la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale. Les combats entre Républicains et Nationalistes furent sanglants. Les deux camps menèrent des expéditions punitives particulièrement meurtrières. Hitler ordonna à ses avions de la Légion Condor, alliée avec ceux de l’Aviazione legionari italienne de lancer leurs bombes incendiaires sur la petite ville basque, le 26 avril 1937, jour de marché. Il y eut plus de 1500 morts. Guernica ne fut pas prise au hasard. Il y avait des usines d’armements dans les environs et la plupart des habitants y travaillaient. La guerre d’Espagne, c’est ce que nous révèle Alain Vircondelet dans un récit sobre et précis, n’intéressait guère Picasso. Il hésitait à s’engager, absorbé par sa peinture et ses amours échevelées.
Dora Maar, muse de Picasso
Sa muse de l’époque se nomme Dora Maar, une femme énigmatique, au tempérament de feu et à la voix grise comme la future toile célébrissime du Maître. Photographe et peintre liée au mouvement surréaliste, Dora est la fille unique de l’architecte croate Joseph Markovitch et d’une mère charentaise. Elle adore son père qui lui montre le chemin des étoiles. Elle veut des hommes charismatiques qui lui ressemblent. Quand elle croise la route de Picasso, elle vient de quitter l’écrivain Georges Bataille et ses expériences à la fois sexuelles et morbides. Vircondelet n’apprécie pas Bataille. C’est son droit. Mais je lui conseille quand même de lire mon essai, Georges Bataille, la fascination du Mal (Éditions du Rocher). Bataille a écrit Le bleu du ciel, extraordinaire livre prémonitoire sur la « montée générale du meurtre », en 1935. La dernière scène, hallucinée et sacrilège, annonce les massacres de masse du système hitlérien. L’ouvrage, hélas, ne parut qu’en 1957, les éditeurs préférant alors publier les écrivains pacifistes menant droit à l’abattoir les peuples d’Europe. Je referme la parenthèse.
Dora et Picasso, donc, une histoire d’amour, avec comme toile de fond, « Guernica ». La première fois que Dora rencontre Pablo, c’est aux Deux-Magots. Il a cinquante-quatre ans, elle vingt-huit. Parfait. Ça promet de belles soirées à Saint-Tropez, avec du rosé dans les veines, et de la fureur dans le ventre. Dora repère Pablo à une table, entouré de sa cour. Elle s’approche, lèvres peintes, hautaine, belle comme une femme froide qu’on désire ardemment. Le Maître discute avec Paul Eluard. Il a la mine qu’on lui connaît sur les photos en noir et blanc : refrognée, aux traits lourds. Dora sort un couteau de son sac, pose sa main gauche sur la table. Vircondelet raconte : « En écartant les doigts et, à l’aveugle, elle planta son couteau entre les phalanges. » L’expérience devient cruelle, elle se blesse, le sang coule. Dora n’a pas oublié les jeux de Bataille, jeux sacrificiels dans la forêt de Marly, où étaient convoqués Eros et Thanatos. L’audace de cette femme, à la beauté des déesses antiques, fascine immédiatement Pablo. Elle est folle, pense-t-il. Ça l’excite. Il la veut, il l’aura. Ça va durer jusqu’en 1944. Huit ans. Elle sera sa reine. Il la répudiera. Elle restera dans l’ombre, humiliée, en pleurs, dévastée. Pablo puise en elle, dans son regard tempétueux, sa force créatrice. Plus il fait l’amour, plus il peint. Dans un chef-d’œuvre, cherchez la femme.
Guernica chez Balzac
C’est dans son atelier des Grands-Augustins, celui-là même où Balzac écrivit le conte fantastique Le chef-d’œuvre inconnu (le destin est facétieux), que Picasso réalise « Guernica », LA toile de sa vie, qui le fait accéder au rang de génie absolu. Vircondelet raconte minutieusement l’élaboration du tableau. Dora en photographie les étapes successives. Docile, elle accepte tout du Maître. Il ne va pas tarder à la croquer sous les traits de « la femme qui pleure ». Cynique, il ajoute : « Je vous veux forte. » Ses yeux bleus sont délavés par le flot lacrymal. « Guernica » devait être au départ un projet apolitique, destiné au pavillon de la jeune république espagnole pour l’Exposition internationale des arts et techniques, se tenant à Paris, en 1936.
Après le bombardement, Picasso, qui « avance dans la nuit », selon ses propres mots, finit par créer cette toile symbolisant « la perte inexorable de l’humain, avalé dans la grande centrifugeuse de la violence et de toutes les guerres. » La montée généralisée du meurtre emporte les idéaux des Lumières. L’avenir de l’homme est plus que jamais chaotique. Picasso regarde Dora, et déclare : « Je t’ai aimée comme on aime un homme. Sans désir. »
En contemplant cette toile, je n’arrive toujours pas à y voir une dénonciation sublime de la barbarie humaine. J’y devine plutôt une gigantesque scène de ménage, et la folie castratrice de l’artiste. Dora est dans le tableau. Elle est le tableau.
Elle est morte à Paris, sans enfant, à presque quatre-vingt dix ans, le 16 juillet 1997.
Guernica 1937, Alain Vircondelet, Flammarion, 2018.
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