Le livre s’ouvre sur un souvenir d’enfance. Denis Grozdanovitch explore, guidé par le simple d’esprit du village, les merveilles de la nature. Valentin, nain à la tête penchée sur le côté, connait le langage des biches, des papillons, des grenouilles, il se meut dans le cosmos avec une aisance inaccessible aux esprits « normaux » et son étonnement devant les habitudes de ces derniers est toujours source d’édification. Il se demande pourquoi nous gardons prisonnières dans le cadran de nos montres les aiguilles, qui sont condamnées à tourner en rond pour figurer le temps qui passe mais qui, lui, ne tourne absolument pas en rond.
Au cœur de la bêtise
Par un tour de force logique, ou ce qui nous semble tel, la bêtise possède son propre génie. Sur ce principe, Denis Grozdanovitch emmène son lecteur dans une promenade au pays de la « bêtise innocente » jusqu’aux confins de « la sottise intelligente, hyperactive et prétendument savante ».
Des exemples tirés des carnets où l’essayiste consigne depuis des années toutes ses impressions, de la littérature et de l’actualité, se font écho les uns aux autres dans une surenchère permanente que l’auteur ne stoppe, arbitrairement, que pour le confort de son lecteur. L’ouvrage entier fait figure de pilpoul géant, ce jeu de rhétorique contradictoire auquel se livrent les talmudistes, ou, si l’on connait mieux son auteur, de jeu d’échecs dans lequel s’insinuent quelques passes de tennis et de courte paume pour les plus sanguins. L’occasion pour « Grozda » de faire la preuve de ses talents pour ces sports autant que pour la littérature, qui est, nous n’en doutons pas, un sport de combat autant qu’un jeu de société.
Le bon sauvage ?
« Bêtise », dans son étymologie, renvoie à un état naturel primordial de l’homme et du monde, c’est aussi leur condition d’existence. Le génie de la bêtise, dès lors, devient synonyme de « génie de la nature ». L’homme, tiraillé par la conscience de soi et l’instinct de conservation doit y opposer une attitude paradoxale, « l’illusion vitale » note l’auteur citant entre beaucoup d’autres L’Encyclopédie de Van Boxsel. Nous prétendons donc maîtriser à la fois l’univers et notre esprit, ce qui est faux de long en large, et prenons conscience par là de notre absolue incompétence en la matière.
Les principaux moteurs de la stupidité sont ainsi le culte du progrès, le scientisme – Grozdanovitch fait un sort aux mathématiciens aveugles, aux physiciens incapables de faire cuire un œuf, aux éthologistes gobe-mouches – et la conceptualisation, opposée au sens commun, appliquée tant à la politique intérieure qu’à l’histoire de l’art. La bêtise, c’est s’éloigner de ces intuitions naturelles que l’école veut gommer chez les jeunes enfants, c’est mettre en équation un univers que l’on ne regarde même pas, c’est en un mot l’attitude dogmatique, ce vice qui entraîne les archétypes flaubertiens Bouvard et Pécuchet à vouloir savoir et affirmer une fois pour toutes.
En se livrant à un jeu de trampoline, rebondissant toujours d’un adage à un autre, d’un exemple à une anecdote, un reportage animalier de la télévision québécoise, une rencontre fortuite, une émission d’Alain Finkielkraut, Denis Grozdanovitch se garde de voir se retourner sa thèse et son propre livre contre lui. Son mantra semble être ce mot de Flaubert, dans une lettre à Louis Bouilhet : « Que je sois pendu si je porte jamais un jugement sur qui que ce soit ! La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. » La bêtise et l’esprit, effectivement, dans ce livre qui constitue un système-monde miniature, se renvoient la balle dans un échange sans fautes. Avantage Grozdanovitch !
Denis Grozdanovitch, Le génie de la bêtise – Grasset, 318 pages.
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